lundi 8 septembre 2008

L'affaire





En retournant la dernière page, le commissaire arrête sa main, comme en plein vol. La feuille reste suspendue entre ciel et bureau, tremblotante, craquetante. Le pouce et le majeur la tiennent ainsi, la faisant se gondoler et frémir. L’index joue à tapoter dessus ou à faire crisser le chant coupant… Rythme lancinant…
Frémir, frémir, tapoter… Frémir, frémir, frémir, tapoter, tapoter…
Globop, globop, crisss… Globop, globop, globop, crisss, crisss…
Le jeune inspecteur n’ose pas lever les yeux de son clavier. Le patron est songeur, là… Plus que songeur… Pas content… « Et sur qui ça va retomber ?... »
La feuille enfin lâchée hésite un moment, plane en essayant de battre des ailes et finalement se pose en douceur, légèrement en travers sur le reste du paquet…
L’inspecteur courbe un peu plus l’échine. Il rapproche son visage de l’écran, comme s’il devait trouver une énigme entre les pixels qui s’affichent… « Ouh la la… Ça va être ma fête… » Pourtant c’était le patron lui-même qui s’était montré curieux de ce qu’ils avaient trouvé sur le suspect… Et qu’ils avaient immédiatement transmis à la juge d’instruction… Bien entendu, ce n’est pas lui qui a en charge directement l’affaire. Les décisions sont du ressort de l’inspecteur Henri… Du capitaine Henri. Pardon.

Le commissaire est songeur… Non, pas en colère… Il voit à sa gauche le dos tendu du jeune lieutenant Lamaison qui semble attendre le fouet… Pas en colère. Emmerdé.
Bon, d’abord et en premier lieu, sans préjudice d’autres mobiles à analyser, il ne supporte pas d’avoir ainsi quelqu’un dans son bureau… C’est quoi, ça ? Des locaux qui n’ont pas dix ans, et qui sont déjà trop petits ! Obligé de mettre deux bureaux par pièce, pour finir, même dans la sienne, lui, le Patron ! Les deux annexes prévues dans les nouveaux quartiers ne sont toujours pas commencées. Et la ville continue à s’agrandir, s’agrandir…
Dans un premier temps, le Directeur avait proposé qu’il partage son espace vital avec son successeur. Pour pouvoir mieux passer les consignes… Mais merde, il est toujours le Patron, Pour encore quatre mois et seize jours ! Et pas question de partager ! Son successeur, il attendra pour jouer au petit chef et avec les chiffres !... Bien sûr, il apprécie le capitaine Henri, son successeur supputé, puisque capitaine il y a maintenant… Ils se connaissent depuis assez longtemps !
Lui, il avait proposé et obtenu au contraire d’avoir sous la main l’inspecteur nouvellement arrivé, frais émoulu de l’école… « Pour mieux le suivre »… Tu parles. En espérant surtout avoir davantage la paix, le jeunot étant le plus souvent sur le terrain…
Et justement, là, à cet instant, il voudrait être seul… Quand il réfléchit intensément, il aime pouvoir lâcher quelques pets, bailler bruyamment les yeux fermés, et roter… Ça l’aide à mettre de l’ordre dans son cerveau. Et là, il se sent tout coincé… Il allume un de ses mini havanes, recule le fauteuil, étire ses jambes jusqu’au bout des orteils, Fait reposer sa tête sur ses deux mains nouées sur sa nuque, et finit par bâiller à s’en décrocher la mâchoire… Et merde, il faut bien qu’il réfléchisse !
Il laisse durer un peu le silence pesant. Ça lui fait les pieds au gamin… Et puis, y a pas à dire, il est emmerdé, là, sacrément emmerdé…

Toute cette histoire est une foutue merde ! Il fallait qu’il lui arrive un truc pareil à moins de cinq mois de la retraite ! Alors que depuis plusieurs années il s’était patiemment construit un simulacre de petit cocon peinard… En étant parvenu à s’entourer d’une excellente équipe. La capitaine Henri et trois jeunes lieutenants aux dents longues, encore pleins d’illusions. Dont deux femmes qui ne sont pas les dernières à foncer… Et une excellente brigade de gardiens de la paix. Lui il pouvait tranquillement s’occuper de ses chiffres… En faisant barrière de son mieux aux délires de l’administration. Il la laissait bosser son équipe. Lui, faisait juste le dos rond pour encaisser les éventuels coups de semonce. Il n’avait plus rien à perdre, que ça serve au moins à ça…
Mais là, pas question. Tout le monde est sur les dents ! Le Préfet tanne le Directeur, le Procureur s’est déplacé en personne, la doyenne des juges d’instruction a été désignée pour suivre l’affaire… Ça chauffe. Tout ce beau monde voudrait que l’affaire soit déjà résolue. Une personnalité de la ville, une enseignante très appréciée, responsable de plusieurs associations, sauvagement assassinée à son domicile… Ça chauffe… Son compagnon et son ex mari suspectés tous les deux… Bon, le compagnon, ça va, un obscur intermittent du spectacle, mais monsieur Bergonses… Une notabilité lui aussi, patron d’une entreprise informatique d’une trentaine de salariés, proche du député maire, et politiquement très actif… Ça chauffe… Ça aurait été bien de le disculper vite fait. Mais ce texte ! Ce brûlot trouvé sur lui au moment de son interpellation ! Emmerdé qu’il est le commissaire…

- Il avait donc ce document sur lui ? Pas sous forme papier quand même !
- Oui, Patron, il l’avait sur lui. Mémorisé dans une clef USB en forme de porte-clef, qu’il a dû déposer avec le reste au moment de sa mise en garde à vue. Le capitaine en a rendu compte à la juge Philipoint, qui a ordonné de regarder ce que contenait cette clef USB… L’inspecteur Henri m’a demandé de m’en occuper, et j’ai imprimé trois exemplaires de ce texte nommé « Roman ».
- Et il n’y avait que ce fichier ?
- Non. Apparemment ce sont les sauvegardes de ses fichiers importants. Le nom de celui-ci m’a intrigué. Et il était directement enregistré sur la racine du support informatique, en dehors des autres dossiers… J’y ai jeté un œil, je l’ai montré au capitaine. Quand la juge a appelé il lui en a dit deux mots. Elle s’est énervée et a exigé qu’on le lui transmette immédiatement. Alors j’ai fait les impressions, je l’ai lu, et je vous l’ai tout de suite montré…
- Putain de putain… On avait bien besoin de ça ! Bon, en fait, ce n’est qu’une sorte de journal intime… Mais justement… Ce qu’il raconte, avec la mère Filipoint… Il est bon pour la romaine !
- Mais la juge est renommée pour la rigueur de son travail et la précision de ses investigations !…
- Renommée, tu dis ? Waarff… Rigoureuse ? Waarff, waarff… D’une rigueur extrême, comme tu pourras t’en rendre compte…


2 commentaires:

Jérôme a dit…

Pas de commentaire, mais on te lis quand même ! Sur les blogs, les gens sont plus voyeurs que commentateurs, ils passent en silence...
Amicalement, Jérôme

Boby a dit…

Merci d'être là en tout cas !
Je commence à me faire une raison vis à vis de ce silence... pesant !