dimanche 1 février 2009

Chap III Les enfants





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Les enfants ont dévalé les escaliers en hurlant et en se cha-maillant, et ils se sont jetés sur le fauteuil, et moi, par la même occasion… Tous les trois enserrant simultanément mon cou de leurs bras potelés, j’ai cru un instant que je n’allais pas y survivre… Une voix exsangue s’est échappée de ma gorge martyrisée :

- Au secours ! J’étouffe ! Je me meurs !


J’aime leur joie et leurs éclats de rire en réponse à la plaisanterie attendue. Le rituel est incontournable, comme lorsque étant petits, après avoir écouté pour la énième fois l’histoire qu’ils connaissaient par cœur, ils me disaient : « Vas-y Papa, raconte-la encore ! ». Et ils n’ont desserré l’étreinte que pour couvrir mon visage de bisous, chacun ne voulant pas être en reste. Je nageais dans un bonheur rococo. Bien qu’ils me téléphonent presque chaque jour, parfois plusieurs fois par jour, ils me manquent sans doute plus que je ne veux bien le reconnaître ! Les serrer là, dans mes bras…
Nadège, s’est relevée la première. Les bras croisés sous sa poitrine naissante, les sourcils froncés, la grande observe ses petits frères avec la moue d’une mère regardant ses rejetons batifoler. Elle est trop. Pas encore douze ans, et elle voudrait déjà être une petite femme ! Pourtant, ses frères ont seulement dix huit mois de moins. Nous avions décidé avec Suzy de ne pas perdre de temps. Nous voulions profiter tout de suite de nos enfants, et que eux aient à l’adolescence des parents encore jeunes. Suzy et moi étions passablement marqués par le fait d’avoir eu des parents âgés. Trop âgés. En plus, la nature s’était montrée complice : après Nadège, ce sont deux petits gars qui sont arrivés ensemble. De vrais jumeaux.
Bonheur total.
Les petits s’étant enfin apaisés, Nadège est venue s’asseoir sur l’accoudoir du fauteuil, m’a repassé un bras sur les épaules, et a posé sa tête sur la mienne.

- Papa, pourquoi Domi il est pas venu ?
- Lui aussi avait, de son côté, une réunion de famille. Son papa à lui fête son anniversaire.
- Il a quel âge ?
- Heu… Quarante-six, quarante sept ans je pense… Oui, dans ces eaux là… Ils étaient très jeunes quand Dominique est arrivé. Mais c’est idiot ma chérie, je ne sais pas exactement. Je n’ai même pas posé la question. Moi !
- C’est vieux ! Oh… Non… Papé il est plus vieux, lui.
- Beaucoup plus ! A la fin de l’été nous fêterons les soixante-quinze ans de Papé et Mamé !
- Pourquoi ils sont si vieux ?
- Parce qu’ils sont nés il y a longtemps !
- Idiot !


Elle s’est redressée, et en riant donne des coups de poings dans mon épaule. Les garçons, eux, sont déjà partis vers autre chose. La généalogie, ce n’est pas trop leur truc. Ils préfèrent s’installer avec leurs joysticks devant la télé.

- Allez, dis-moi…
- Tu le sais ma puce. Papé a longtemps travaillé à l’étranger, dans les pétroles, et il n’a épousé Mamé que très tard. Alors Maman est également arrivée tard, et c’est pour ça qu’ils n’ont pas eu d’autre enfant. Et pour ça aussi que tu as des grands parents très âgés. Enfin… Agés…
- Mais Domi, il va revenir ici ?


Il faut suivre. On croit qu’ils ont abandonné la piste et sont partis vers autre chose, mais non, mais non !

- Mais bien sûr mon ange que Domi va revenir. Il viendra avec moi la prochaine fois, promis. Mais dis donc, j’ai l’impression que tu aurais préféré le voir lui, plutôt que moi.
- Mais non ! Mais je l’aime bien tu sais… Il est gentil…


Et voilà. Encore piégé ! Je m’attendais à un nouvel « Idiot ! » et un éclat de rire, et elle accepte ma remarque avec beaucoup de sérieux. Ça ne lui semble pas idiot d’envisager qu’elle préfère l’un à l’autre.
Et les deux loupiots, qui semblent absorbés par leur jeu de foot sur écran. Tu parles… Cyril s’est retourné vers nous.

- Oui, il est gentil Domi ! Moi aussi je veux le revoir !


C’est vrai que c’est assez neuf pour eux tout ça. Je ne connais Dominique que depuis un peu plus de six mois. Il est venu très vite ici. Je voulais que mes enfants le connaissent. Et que les choses soient claires dans leur tête : « Papa a un copain ». Suzy et moi n’étions pas très inquiets. Nous les avons élevés dans le respect du droit à la différence. A toutes les différences. Ils ont su très tôt que deux hommes ou deux femmes peuvent s’aimer et former un couple. Et que leur Papa avait aimé un autre monsieur avant de connaître Maman. Mais du concept à la réalité… Voir leur Papa tenir un autre homme par le cou, lui caresser la joue…
Il n’y avait eu aucune difficulté. Aucune réticence. Les adultes autour d’eux ne semblaient y voir aucun inconvénient. Pourquoi, eux, réagiraient-ils différemment ?
Et Domi est tellement gentil…



Suzy est redescendue de l’étage, après avoir probablement remis la salle de bain en état. C’est que, après le passage des trois tourbillons…
Elle prépare les amuse-gueules. Souriante, elle m’apostrophe :

- La prochaine fois, tu viendras un peu plus tôt, et c’est toi qui leur donneras le bain… C’est dommage que tu n’aies plus ce plaisir… Avec le rangement qui suit, bien sûr…
- Tu ne crois pas qu’ils commencent à être un peu grands pour que tu leur fasses tout et que tu passes derrière eux ? Les ju-meaux vont avoir dix ans, non ?
- Oh lala ! Mais je ne peux plus plaisanter, c’est pas vrai ! Mais tu crois que je passe derrière eux tous les jours ? Aujourd’hui, alors qu’ils avaient entendu que tu étais arrivé, j’aurais eu du mal à les faire ranger, tu ne crois pas ?
- Amène l’apéro, tiens, au lieu de dire des bêtises. On dirait un vieux couple qui se chamaille ! Nadège, donne un coup de main à ta mère, tu veux bien ?

J’ai un petit sourire en coin en me voyant me comporter de façon aussi machiste. Lorsque nous étions ensembles, je n’aurais pas supporté de rester ainsi, assis, à attendre que l’on me serve. Suzy non plus d’ailleurs. Mais c’est vrai que je ne suis qu’un invité. Je ne suis plus chez moi. Nicolas me tient compagnie. Sans en faire davantage. Peut-être n’est-il pas encore tout à fait chez lui ?


Le repas est simple et excellent. Comme d’habitude. Suzy a préparé la poule au pot de mon enfance. Un autre petit clin d’œil. Et elle réussit la sauce poulette aussi bien que ma mère. Ce n’est pas un mince compliment. Je les soupçonne d’ailleurs d’échanger toutes les deux leurs petits secrets. Oui, elles se voient toujours. Suzy aime beaucoup mes parents. Elevée dans la rigidité la plus triste, sous un régime quasiment paramilitaire, elle avait été bouleversée la première fois que je l’avais amenée à la maison à Mimizan. Maman l’avait prise discrètement à part. « Je ne sais pas exactement où vous en êtes avec Al, alors, j’ai fait le grand lit et les lits jumeaux de la petite chambre. Vous vous organisez comme vous voulez… ».La gorge nouée, Suzy n’avait su que répondre. Dans le même temps, ses parents continuaient à me présenter aux visiteurs de passage comme « un copain à Suzy… »

Suzy va régulièrement voir Papa dans sa maison de retraite où la maladie d’Alzheimer l’a enfermé. Pas un mois sans qu’elle ne lui rende visite, avec Maman ou seule. Elle y va plus souvent que moi. Ceci expliquant peut-être cela.
Lorsque les premiers symptômes de la maladie ont inquiété Maman, je les ai fait venir ici, à Evry. Je voulais que Papa rencontre les plus grands spécialistes de la place de Paris. Et le verdict est tombé. Diagnostic sans appel. Et pas grand-chose à faire. Quand je pense aux progrès phénoménaux de la thérapie ces dernières années ! Mais c’était il y a dix ans. Un peu plus même, Suzy attendait les garçons.
Maman n’a pas voulu retourner seule au fin fond des Landes avec Papa malade. Ma sœur vit comme moi en région Parisienne. Je voulais qu’ils soient près de nous, mais pas trop. Maman elle-même disait d’ailleurs : « Ce n’est pas bon que les jeunes et les vieux vivent trop rapprochés. Ils n’ont pas la même façon d’appréhender la vie. »
Nous avons alors pensé aux cousins de Papa qui tiennent une boulangerie dans Orléans. Sensiblement plus jeunes que mes parents, mais les deux couples s’entendent bien. Les prix plus raisonnables de l’immobilier, à cent kilomètres de Paris, ont précipité la décision. Nous avons trouvé un appartement adorable en rez-de-chaussée, avec petit jardin privatif. L’idéal.
Nous n’avions pas pensé que la perte de repères accélèrerait l’aggravation de l’état de mon père. Dix huit mois plus tard nous avons dû l’hospitaliser. Il se mettait en danger. Partait seul dans cette ville qu’il ne connaissait pas, ou en voulant aider ma mère, ouvrait le gaz sans l’allumer.
Il est dans une très bonne maison spécialisée. Il est bien. Mais nous ne savons pas combien de temps nous pourrons tenir financièrement. Je serais, nous serions tristes d’être obligés de vendre la maison de Mimizan.

Nous venons de fêter les soixante-seize ans de Maman… Je réalise… Elle avait l’âge que j’ai maintenant lorsqu’elle m’a eu… Je n’aurai plus jamais d’enfant quoi qu’il advienne... Nicolas a trente trois ans et Suzy trente cinq. Il faut qu’ils se dépêchent s’ils en veulent un à eux.
Je regarde Nicolas. Il est béatement souriant. Soulagé que la journée se passe aussi bien. Il range le lave-vaisselle pendant que Suzy prépare le café. J’avais tord tout à l’heure. Il semble bien avoir pris ses marques.
Les enfants ont quitté la table et jouent dans le jardin. De temps en temps, l’un d’eux entrouvre la porte pour me faire part d’une information de la plus haute importance : « C’est moi qui ai aidé Nico à tondre la pelouse hier… » ; « La chienne de la voisine va bientôt avoir des petits ! » ; « T’as vu, le saule, il a bien pris maintenant ! ». Le saule… Ah, ces souvenirs qui m’assaillent ou me chatouillent selon les moments ! J’avais eu beaucoup de mal à faire prendre un bout de branche récupéré au cours d’une promenade. Autour, j’avais fait une large cuvette que je veillais à maintenir en permanence en eau. Revenant d’un déplacement professionnel de trois jours, je demandais à Suzy :

- Tu as pensé à arroser le saule ?
- Le sol ? Pourquoi voulais-tu que j’arrose le sol ?
- Non, pas le sol, le sau-le !
- Ah ! Le saûle ! Mais oui, je lui ai donné de l’eau !


Combien de fois ai-je été charrié pour mon accent du sud-ouest que je m’enorgueillis de conserver, plus de dix-huit ans après avoir quitté le pays. Tous les amis ont depuis eu droit à l’anecdote du sol-saule… Suzy apporte le café.

- Oui, tu as vu comme il est beau le sôôôle ?


Je me disais aussi…

Les garçons se chamaillent dans le jardin… S’ils ne le font pas à cet âge là !

- C’est pas vrai ! C’est moi qui l’ai vu le premier !
- C’est pas vrai ! T’es qu’un menteur ! Redonne-le !
- Sale menteur ! Voleur ! Rend me le !
- AAAAArrrch…(cri indéfinissable !) T’es qu’un sale pédé !


Mon sang ne fait qu’un tour. Je ne prends pas le temps de réfléchir. Je me précipite dans le jardin et les admoneste sévère-ment.

- Ah ! Non ! Pas ça les garçons ! Pas de ça ici, dans cette mai-son ! A l’école, c’est peut-être un langage que vous employez, mais pas ici !

Je suis blême. Je n’ai pas fini de hurler que je réalise que je suis en train de faire une bourde monumentale. Je sens la honte m’envahir. Mais je reste droit comme un i en retournant me poser dans le fauteuil.
Suzy vient s’asseoir sur l’accoudoir, comme Nadège tout à l’heure. Je la devance :

- J’ai fait le con ! Encore une fois j’ai fait le con ! Putain d’orgueil !
- Disons que tu es en train d’oublier que tu as été enfant toi aussi… Ce sont des enfants, Al ! De petits enfants. Même si les premiers signes de la puberté apparaissent chez Nadège, ce ne sont encore que des bébés…


Je le sais bien. Je le sais bien ! Nous n’avons pas à engager la dis-cussion. Les jumeaux rentrent, penauds, suivis de leur soeur. Ils se jettent dans mes bras en pleurant. « Pardon, Papa, pardon… » Je dois affronter mes démons. Ne pas les leur refiler en douce.

- Non, mes chéris, non. Vous n’avez pas à vous excuser. C’est moi qui me suis comporté comme un imbécile. Nous en parlions avec votre mère. Moi aussi à votre âge j’ai utilisé toutes les insultes de la terre, y compris celle-là… Pour vous c’est comme si vous disiez « Trou du cul ! » (Ils rient). On dit parfois des choses que l’on ne pense pas…

Je me redresse, les fais me regarder dans les yeux, abandonne mon air contrit :

- Mais après tout, j’ai peut-être eu raison. C’est important que vous sachiez que des paroles peuvent faire très mal… Beau-coup plus mal que ce que l’on pense…

Ils se blottissent de nouveau dans mes bras, sans un mot. Oh ! Pas longtemps ! Cinq minutes après ils cavalent de nouveau dans le jardin. Nadège reste. Très sérieuse, sombre même, elle s’est assise sur le canapé. Elle veut assister à la discussion, s’il y en a une.


Pendant le repas nous parlons des vacances. Finalement, Nico a un « trou » entre deux festivals à la fin Juillet. Suzy aimerait passer cette semaine au bord de la mer avec les enfants et son compagnon. Aline et Olivier pourraient se joindre à eux. Elle me demande si j’accepterais de leur prêter la maison de Mimizan. Si elle est libre. Quelle question ! Ma sœur n’y va que les quinze premiers jours de vacances avec ses petits enfants. Tradition bien établie. Une idée en entraînant une autre, je leur propose de faire la jonction avec nous. Je dois prendre quelques congés début Août. C’est la période où, la plupart de mes clients ayant fermé boutique, je puis m’absenter sans trop de difficulté. Domi a un stage de voile la première semaine d’Août. Il pourra me rejoindre après. Les enfants resteront avec nous pendant notre séjour. Je me doutais bien que cette organisation emballerait tout le monde ! Les enfants exultent. Marché conclu.
La journée est trop belle pour rester enfermés. Nous prenons les voitures pour aller sur le bord de Seine. Suzy et Nicolas se promènent en amoureux. Les enfants m’entourent et veulent tous me donner la main. J’aurais dû être un Shiva Nataraja… Ou ne procréer que deux rejetons !
Lorsque, après quelques petits grincements de dents, les enfants sont finalement couchés, nous parlons longuement tous les trois. Préciser l’organisation des vacances, apprendre aussi, tout simple-ment, à nous connaître. C’est peu dire que je connais bien les deux personnages qui me font face ! Pourtant, je dois tout découvrir chez ce nouveau couple. Suzy semble vraiment très heureuse. Bateau de dire qu’elle a rajeuni. Pourtant. Il y a des rides que je ne vois plus.
Nico a un humour décapant. Où est passé le garçon mal dans ses baskets de l’été dernier ? Bien loin et oubliée, l’ancienne compagne volage ! Il égrène les anecdotes, parfois croustillantes, glanées sur les plateaux des salles de spectacle… Souvent, Suzy a du mal à s’empêcher de rire aux éclats… « Chut… Les enfants dorment… » Qu’elle est heureuse ! Un petit pincement au cœur. Juste un petit… Je suis grand et fort ! La page est tournée… Tournée… Au secours monsieur Coué !

Lorsque je rentre chez moi, la nuit est bien avancée. Domi doit m’attendre depuis un bon moment déjà.

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