mercredi 4 février 2009

Chap XII L'affaire





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En retournant la dernière page, le commissaire arrête sa main, comme en plein vol. La feuille reste suspendue entre ciel et bureau, tremblotante, craquetante. Le pouce et le majeur la tiennent ainsi, la faisant se gondoler et frémir. L’index joue à tapoter dessus ou à faire crisser le chant coupant. Rythme lancinant.
Frémir, frémir, tapoter… Frémir, frémir, frémir, tapoter, tapoter…
Globop, globop, crisss… Globop, globop, globop, crisss, crisss…
Le jeune inspecteur n’ose pas lever les yeux de son clavier. Le patron est songeur, là. Plus que songeur. Pas content. « Et sur qui ça va retomber ?! »
La feuille enfin lâchée hésite un moment, plane en essayant de battre des ailes et finalement se pose en douceur, légèrement en travers sur le reste du paquet.
L’inspecteur courbe un peu plus l’échine. Il rapproche son visage de l’écran, comme s’il devait trouver une énigme entre les pixels qui s’affichent. « Ouh la la ! Ça va être ma fête ! » C’était pourtant bien le patron lui-même qui s’était montré curieux de ce qu’ils avaient trouvé sur le suspect, et qu’ils venaient de transmettre à la juge d’instruction à la demande expresse de celle-ci ! Après tout, ce n’est pas le patron qui a directement en charge cette affaire. Les décisions sont du ressort de l’inspecteur Henri. Du capitaine Henri. Pardon.

Le commissaire est songeur. Non, pas en colère. Songeur. Il voit à sa gauche le dos tendu du jeune lieutenant Lamaison qui semble attendre le fouet. Pas en colère. Songeur et emmerdé.
D’abord et en premier lieu, sans préjudice d’autres mobiles à analyser, il ne supporte pas d’avoir ainsi quelqu’un dans son bureau ! C’est quoi, ça ? Des locaux qui n’ont pas dix ans, et qui sont déjà trop petits ! Obligé de mettre deux bureaux par pièce, pour finir, même dans la sienne, lui, le patron ! Les deux antennes annexes prévues dans les nouveaux quartiers ne sont toujours pas commencées. Et la ville continue à s’agrandir, s’agrandir !
Dans un premier temps, le Directeur avait proposé qu’il partage son espace vital avec son successeur. Pour pouvoir mieux passer les consignes. Logique. Mais merde ! Il est toujours le patron, pour en-core quatre mois et seize jours ! Pas question de partager ! Quand il a des infos à donner, il les donne, sans rechigner. Son successeur, il attendra pour jouer au petit chef et avec les chiffres !
Bien sûr, il apprécie le capitaine Henri, son successeur supputé, puisque capitaine il y a maintenant ! Ils se connaissent et s’estiment depuis assez longtemps !
Pour cette histoire de bureau et de place, il avait proposé et obtenu au contraire d’avoir sous la main l’inspecteur nouvellement arrivé, frais émoulu de l’école. « Pour mieux le suivre ». Tu parles. En espérant surtout dans son for intérieur avoir davantage la paix, le jeunot étant par la force des choses le plus souvent sur le terrain.
Et justement, là, à cet instant, il voudrait être seul !
Quand il réfléchit intensément, il aime pouvoir lâcher quelques pets, bailler bruyamment les yeux fermés, et roter. Ça l’aide à mettre de l’ordre dans son cerveau.
Et là, il se sent tout coincé. Il allume un de ses mini havanes, recule le fauteuil, étire ses jambes jusqu’au bout des orteils, fait reposer sa tête sur ses deux mains nouées sur sa nuque, et finit par bâiller à s’en décrocher la mâchoire… Et merde ! Il faut bien qu’il réfléchisse !
Cela ne lui déplait pas non plus de laisser durer un peu le silence pesant. Ça lui fait les pieds au gamin. Et puis, y a pas à dire, il est emmerdé, là, sacrément emmerdé !

Toute cette histoire est une foutue merde !
Il fallait qu’il lui arrive un truc pareil à moins de cinq mois de la retraite ! Alors que depuis plusieurs années il s’est patiemment cons-truit un simulacre de petit cocon peinard… En ayant la chance de pouvoir s’entourer d’une excellente équipe. Le capitaine Henri et trois jeunes lieutenants aux dents longues, encore pleins d’illusions. Dont une femme qui n’est pas la dernière à foncer ! Une excellente brigade de gardiens de la paix.
Lui, il peut tranquillement s’occuper de ses chiffres. En faisant barrière de son mieux aux délires de l’administration. Il la laisse bosser son équipe ! Il fait juste le dos rond pour encaisser les éventuels coups de semonce. Qu’il n’ait plus rien à perdre, que ça serve au moins à ça !
Mais sur ce coup là, pas question. Tout le monde est sur les dents ! Le Préfet tanne le Directeur, le Procureur s’est déplacé en personne, la doyenne des juges d’instruction a été désignée pour suivre l’affaire… Ça chauffe.
Bien entendu, tout ce beau monde voudrait que l’affaire soit déjà résolue. Une personnalité de la ville, une enseignante très appréciée, responsable de plusieurs associations, sauvagement assassinée à son domicile. Il y a de quoi donner des vapeurs à ces messieurs de la haute. Son compagnon et son ex mari suspectés tous les deux.
Le compagnon, passe encore. Un obscur intermittent du spectacle. Mais monsieur Bergonses ! Une notabilité lui aussi, patron d’une entreprise informatique de deux ou trois dizaines de salariés, proche du député maire, et politiquement très actif. Ça chauffe.
Ça aurait été sacrément bien de le disculper vite fait le Monsieur ! Mais ce texte ! Ce brûlot trouvé sur lui au moment de son interpella-tion ! Emmerdé qu’il est le commissaire !

- J’y crois pas, là ! Il avait donc ce document sur lui ?
Il voulait nous faciliter le travail, ou quoi ?
- Oui, patron, il l’avait mémorisé dans une clef USB en forme de porte-clefs. Il a dû la déposer avec le reste au moment de sa mise en garde à vue. Le capitaine en a rendu compte à la juge Filipoint, qui a ordonné de regarder immédiatement ce que contenait support magnétique.
L’inspecteur Henri m’a demandé de m’en occuper, j’ai imprimé trois exemplaires de ce document nommé « Roman ».
- Il n’y a que ce fichier sur le support ?
- Non. Il semble qu’il a toujours sur lui les sauvegardes de ses données importantes. Le nom de ce fichier Word directement enregistré sur la racine du support m’a intrigué. Dès que j’ai compris que c’était une sorte de journal, je l’ai montré au capi-taine. Quand la juge a appelé il lui en a dit deux mots.
Elle s’est aussitôt énervée et a exigé qu’on le lui transmette immédiatement. J’ai fait les impressions, je l’ai lu, j’en ai fait une synthèse pour le capitaine. Il s’est occupé de faire suivre, j’en avais gardé un exemplaire pour votre retour.
- Putain de putain ! On avait bien besoin de ça ! Bon, en fait, ce n’est qu’une sorte de journal intime. Mais justement ! Ce qu’il raconte, avec la mère Filipoint… Il est bon pour la romaine !
- Mais la juge est renommée pour la rigueur de son travail et la précision de ses investigations !
- Renommée, tu dis ? Waarff ! Rigoureuse ? Waarff, waarff !! D’une rigueur extrême, oui, comme tu pourras t’en rendre compte !


« Comment tout expliquer en quelques phrases à ce jeunot ? La juge Filipoint est la doyenne des juges d’instruction. Guère plus jeune que moi. Ça fait des années que nous bossons ensemble. Et avec elle, pas de doute, tout doit filer droit… Rigoureuse et précise, indiscutablement. Droite et réglo. Tout le monde le reconnaît. Instruction à charge et à décharge. Professionnelle. Toujours. Enfin, presque. Car il y a une seule chose qui peut lui faire, d’une certaine manière, péter un câble : les affaires de mœurs. Elle est coincée du cul, la vieille ! Méchamment. Vieille fille catho caricatu-rale. Et quand elle va lire ça ! Nom de Dieu ! Si le Procureur avait su avant, c’est sûr, il ne lui aurait pas confié ce dossier. Mais maintenant… »

Le commissaire regarde l’inspecteur et hausse les épaules.

- Bon, nous, dans tout ça, il va falloir relativiser et savoir garder nos distances. Nous ne sommes pas les godillots de la juge, hein ?
- … …
- C’est sûr, qu’à lire ce torchon ! (Bien entendu, Henri va vérifier que ce ne sont pas de purs fantasmes.) En lisant, dès le pre-mier coup d’œil, je suppose que tu tires les mêmes conclusions que moi : on se retrouve avec de sacrés mobiles à la fois pour les deux témoins suspects !
- Je ne suis pas allé aussi loin, patron. Je tape les rapports, déjà. Et les conclusions, c’est la partie du capitaine Henri, non ? Des mobiles ? Enfin, dans ce texte, tous les deux sont présentés comme amoureux fous de la victime !
- Justement ! Justement ! Le mari essaye de raccrocher sa femme. Il y parvient presque. Et elle lui échappe. Il vient la re-lancer chez elle (chez eux !), ça tourne mal, et il la trucide de désespoir.
Quant au compagnon en titre, il rentre d’une mission en province. Madame Bergonses lui dit la vérité, peut-être lui annonce qu’elle va le quitter, il devient fou, et la tue. Les deux se tiennent mon petit. Les deux se tiennent.
- Oui, c’est vrai, ces hypothèses m’ont traversé l’esprit. Mais… …
- Mais ?
- Il y a aussi le cancer. Le mari a fait le serment à sa femme de ne pas la laisser souffrir. Il pourrait avoir voulu lui éviter toutes les souffrances à venir.
- Et pour cela il aurait arraché le bustier de son épouse et supplicié son corps ??
- Pour se protéger et écarter les soupçons, un criminel est capable du pire !
- Ah, le beau cas d’école que ce serait, hein ! Non, mon petit gars, non ! Toutes les pistes doivent être envisagées, c’est évident. Ce mec amoureux fou mais résigné, tel qu’il apparaît dans ses écrits, mutiler le corps de l’être aimé ? Non, non, j’en suis certain. Je ne le « sens » pas.
Vois-tu petit, le flair dans notre métier, c’est primordial. Même s’il faut aussi savoir distancier et veiller à toujours tout contrôler. Je ne le sens pas. Pas du tout. Par contre, une crise de jalousie !… De l’un ou de l’autre, possible. Etrange, mais possible.
Où en êtes-vous de la vérification de l’alibi du jeune Vanneaux ?
- Il est toujours très choqué. Sincèrement, je ne crois pas du tout à une quelconque culpabilité en ce qui le concerne. J’ai enregistré sa déposition, avant de le laisser partir. Il est chez un frère, à Paris. Aucune charge contre lui pour le moment.
Pourtant, c’est vrai qu’il ne parvient pas à être précis. Tout est flou. Il a finalement reconnu être parti de Nantes à 13 heures et non à 17 heures comme il l’avait déclaré initialement.
- Mais c’est bon, ça ! On ne raconte pas des histoires sans raison ! Donc il était bien arrivé à Paris, et il pouvait se trouver à EVRY au moment du crime ! Il est fichu le p’tit gars. Tu « ne crois pas du tout » ! Mon petit, ce n’est pas une expression à employer dans notre boulot ! Et il dit quoi, maintenant ?
- Il déclare être resté à la gare de Lyon dans un café, à attendre pour ne pas arriver trop tôt chez lui.
- Elle est bonne, celle-là ! Mais vérifiez Nom de Dieu, vérifiez !
- Henri s’en occupe, patron.



Fait chier le patron ! Lamaison sent passablement la pression monter. Il le respecte le patron, c’est sûr. C’est un monsieur. Il a entendu raconter bon nombre de ses hauts faits professionnels. Il en a débroussaillé de sacrées affaires ! Autrefois ! Le fameux « flair » dont il parle. Mais maintenant, ce gros veau avachi sur son bureau, à longueur de journée plongé dans ses chiffres, qui empeste avec ses havanes qu’il continue à fumer sans vergogne en dépit des lois et des règlements ! Même le Directeur a mis les pouces sans obtenir qu’il se plie aux règles. « C’est comme ça ou vous entamez une procédure de licenciement pour faute grave ! » A quelques courtes années de la retraite !
Quand le grand patron lui a annoncé que lui, le petit inspecteur Lamaison, allait partager provisoirement le bureau du commissaire, il n’en a pas cru ses oreilles. C’est vrai, il est suffisamment sur le terrain ou en réunion avec les collègues, mais quand même ! Il a d’abord pensé que le patron ne l’encadrait pas et voulait le casser. Mais non ! Il le paterne presque.


« Il était tard hier au soir, nous traînions vaguement, quand l’affaire est tombée. Henri était parti en urgence quelques instants plus tôt avec deux voitures de policiers en tenue. J’ai bien été un peu surpris quand j’ai compris qu’on appelait le patron à la rescousse. Le vieux s’est rembruni. En enfilant sa veste il a lancé : « Viens petit, je crois que cette fois tu vas voir ta première grosse affaire. ». J’ai suivi. Curieux et émoustillé. Pas pour longtemps.
Bordel, c’était pas beau ! Bon, un crime est un crime. Mais là !
Les voisins n’avaient sans doute jamais eu l’occasion de voir pareille animation autour de ce petit pavillon du vieil Evry. Pas moins de trois véhicules de police. Le médecin légiste. La police scientifique. La voiture du Procureur accompagnée de la juge arrivait en même temps que nous. Un silence surprenant régnait sur ces va et vient incessants.
Le corps était au milieu de la salle de séjour. Sur le dos, les bras en croix. La bouche et les yeux grands ouverts, sous les flashes des photos prises par les policiers, le visage de cette belle femme exprimait encore l’étonnement. Sous le sein gauche, un énorme amas de sang et de chairs déchiquetées. Pas besoin d’être médecin légiste pour comprendre que le coup de feu avait dû être tiré quasiment à bout portant. Plutôt avec un gros calibre.
Mais le plus horrible, ou du moins ce qui choquait le plus, c’est que le léger chemisier de saison avait été arraché. Après le meurtre, et sauvagement, à en croire les pièces de tissu éparses. Et sur le sein droit, une croix sanguinolente, faite semble-t-il avec hargne à l’aide d’une arme blanche. Le téton en est à moitié arraché. J’ai détourné la tête. Une si belle femme !
Près du corps, assis sur le bord d’un fauteuil, les yeux hagards, les bras ballants, un jeune homme. Je note au passage qu’il doit être très beau garçon. Mais là !
Deux gardiens sont auprès de lui. Le patron me serre le bras et me fait un signe du menton. Il veut que je prenne en charge le gars. Juste les premières constatations. Il doit penser qu’il vaut mieux qu’un jeune s’occupe de lui. Le type est profondément choqué. On le serait à moins.

Il était en déplacement en province, à Nantes, depuis une semaine. Il travaille dans le spectacle semble-t-il. Intermittent. J’ai pas tout compris. On verra plus tard. Il est arrivé à Paris par le TGV de 19 heures 15. Il a ensuite pris le RER. Sa femme ne l’attendait pas à la gare d’Evry comme prévu. Il a pris un taxi. Il est arrivé ici vers 20 heures 30. Et il l’a trouvée ainsi. Il a appelé les secours. Après il ne sait plus.
Je dois lui arracher les mots uns par uns. Il est hagard. Je ne pourrai pas en tirer grand-chose de plus pour le moment. Il va falloir que je vérifie ses dires. La routine. C’est un peu écoeurant de toujours douter de tout.
Je lui demande quand même qui nous devons prévenir en ur-gence.
L’ex mari de la victime. Il est en vacances dans les Landes avec les enfants. Il y a trois gosses. Une fille de douze ans et des jumeaux de dix ans. Pauvres gamins.
Le numéro est répertorié sur la touche 5. Je demande si je peux utiliser le téléphone. C’est Ok, la police scientifique l’a déjà examiné. La touche du répondeur clignote. Je fais signe au capitaine, lui et le patron s’approchent. Nous écoutons le message (20 heures 20).

- Chérie, c’est moi, je suis arrivé. Tu n’es pas à la gare… … C’est pas grave. Il y a des taxis, je vais en prendre un. J’arrive.


Il y a d’autres messages anciens. Nous les écoutons également. Une amie, qui propose une sortie cinéma il y a deux jours. Un mec. Hier. Apparemment un collègue de la victime, qui lui demande s’il peut passer la voir. Tiens, tiens… Henri note le nom sur son calepin. Encore le compagnon. Il confirme (13 heures) qu’il arrivera bien vers 20 heures 20 à Evry, il demande si c’est Ok pour qu’elle passe le prendre. Cohérent.
Elle avait donc vraisemblablement écouté ce message.
Les services enlèvent le corps. A ma demande, le capitaine me précise l’heure probable du crime : vers 18 heures, 18 heures 30. La police scientifique continue de fouiller minutieusement. Pour le moment, aucune trace des armes utilisées. Le procureur et la juge parlent à voix basse. Mais ils se rapprochent quand ils me voient téléphoner. Je mets l’ampli.

- Allo, je voudrais parler à monsieur Albert Bergonses je vous prie.
- De la part ? (Une voix d’homme, jeune. C’est lui ou pas ? Et cette voix ne m’est pas inconnue).
- C’est personnel et très important. C’est urgent. Merci.
- Mais monsieur Bergonses n’est pas là pour le moment. Pouvez-vous laisser un message ?
- Ici l’inspecteur Lamaison du commissariat d’Evry. C’est très urgent. Savez-vous où je peux joindre monsieur Bergonses ?
- Il est monté pour quarante huit heures sur Paris. Il rentre demain. Je suis désolé. (La juge se rapproche de l’appareil. Aux aguets. Tous ses sens en éveil !)
- Peut-on le joindre à Paris ? Pouvez-vous me donner son numéro de portable ?
- Il ne le laisse jamais allumé le soir. Mais là, il dort normalement chez sa mère à Orléans.
Mais que se passe-t-il ? Quelque chose de grave ?
- Vous êtes monsieur ?
- Monsieur Michedon. Je suis le… Un ami de monsieur Bergonses.
- Désolé, je ne peux rien dire avant d’avoir joint ce monsieur. Avez-vous les coordonnées de Madame Bergonses mère ?
- Oui, bien sûr. Un instant… voila. C’est le 02 38 87 ……..
- Je vous remercie. Nous vous tiendrons au courant dès demain. Bonsoir monsieur Michedon.


La juge me semble plus qu’émoustillée. Très calme, mais émoustillée ! Comment dire ? Un épagneul à l’arrêt devant un faisan. Elle se tourne vers le patron :

- Quelle étrange coïncidence quand même ! Ce monsieur Bergonses, sensé être en vacances à Mimizan avec ses enfants est justement venu faire un saut à Paris le jour où… Bien entendu, je veux entendre ce monsieur dès demain ! Vous ne lui téléphonez pas ! Vous le faites prévenir par le commissariat d’Orléans. Qu’ils lui proposent de le rapatrier au plus tôt, dans son intérêt. Vous l’entendez dès que possible. J’attends des précisions dès demain matin, Jason. Je compte sur vous !
- Madame le Juge, si je peux me permettre… (Le procureur semble dans ses petits souliers. Ce n’est pas lui le patron ?)
Si je peux me permettre. Monsieur Bergonses n’est pas le premier quidam venu ! C’est un homme respectable et respecté de notre ville. Un proche de monsieur le Maire…
- Que je sache ! Je ne suis jamais rentré dans ces considérations monsieur le Procureur ! Je vois là une coïncidence pour le moins troublante, et j’entends éclaircir la chose au plus vite. Comptez sur moi pour éviter toute publicité inutile. Je suppose que vous ne me demandez pas autre chose ?
- Je vous ai confié cette affaire madame Filipoint ! Ce n’est pas pour m’immiscer dans votre procédure. Mais tenez-moi au courant dans les meilleurs délais, je vous prie.


Le patron impassible a observé cette passe d’armes sans un mot. Il me prend par le bras :

- Mon p’tit gars, la nuit va être courte. Je le sens pas trop, ce truc. Va pas falloir traîner. Henri et moi revenons au commissariat, et nous nous occupons de ce monsieur Bergonses. Je le fais rapatrier ici au plus vite. En tant que témoin, pour le moment. On verra ensuite.
Toi, tu t’occupes de ce jeune homme. Il s’agit pas de le laisser seul ! Tu en profites pour vérifier son emploi du temps. A tout hasard. Ramène-le avec toi au commissariat, pour enregistrer sa déposition et voir qui peut le prendre en charge.


Je ne comprends pas trop. Ou trop bien peut-être. Ce Bergonses, il brûle les pattes de beaucoup de monde me semble-t-il ! Le sieur Vanneaux, lui, ferait un coupable bien arrangeant. Un type vague-ment artiste ! Mais bon sang ! Il suffit de le regarder ! Il est sacrément secoué le mec ! Bon, de toute façon, il ne faut pas le laisser seul. Faut que je voie pour sa famille. Je dois la prévenir pour que l’on s’occupe de lui. »



L’inspecteur Lamaison ne sait pas dire pourquoi exactement, mais il éprouve spontanément de la sympathie pour ce garçon. Parce qu’ils ont à peu près le même âge ? Parce qu’il est plutôt joli garçon ? Sans doute un peu des deux. Avec aussi une réelle empathie au regard de ce que ce mec est en train de vivre. Trouver sa femme assassinée, de façon sauvage en plus, en rentrant chez soi ! Brrr ! Il en a des frissons dans tout le corps.
Il l’installe dans un bureau inoccupé cette nuit, et entreprend d’enregistrer sa déposition. C’est au moment de préciser les horaires que les choses se corsent :

- Vous êtes arrivé par le TGV de 19 heures 15. C’est ça ?
- Ou…ui, Oui, c’est ça.
- Il partait de Nantes à quelle heure ?
- 15 heures… Non, excusez-moi… 17 heures…
- Vous êtes partis de Nantes à 15 heures, ou à 17 heures ?…
- Je sais plus.
- Je vous en prie ! Essayez de vous souvenir ! A 17 heures ?
- Oui… Non… Non. Je suis parti de Nantes à 15 heures. Un collègue m’a déposé à la gare en partant.
- Vous n’êtes donc pas arrivé à Paris à 19 heures 15 !
- Non… Non… C’était un petit peu avant je crois
- Mais ce train là arrive vers 17 heures, 17 heures 15 ! Ce n’est pas la même chose !
- Oui, c’est ça, 17 heures 10 je crois. Excusez-moi…
- Mais pourquoi avez-vous dit être arrivé à 19 heures 15 ?
- Je ne sais plus. J’avais dit à ma femme que j’arriverais par ce TGV là. Alors… Tout s’est mélangé. Vous croyez que mon souci ce sont les horaires des TGV ?
- Monsieur Vanneaux ! C’est grave ! Il s’agit d’une déposition au sujet d’un meurtre ! Chaque détail peut avoir de l’importance. Je vous en prie, faites un effort !
- Pardonnez-moi J’ai du mal à rassembler mes idées. Oui, vous avez raison. Il faut tout faire pour retrouver l’assassin ! Ne rien négliger ! Rien !


Nicolas Vanneaux s’effondre en larmes, de nouveau. Lamaison patiente, le laisse se calmer un peu.

- Pourquoi avez-vous pris ce TGV là ?
- Nous avions terminé le démontage du chapiteau plus tôt que prévu. Un collègue repartait chez lui et pouvait me déposer à la gare. J’en ai profité, et j’ai pu attraper le TGV de 15 heures.
- Alors, pourquoi n’êtes-vous pas rentré aussitôt chez vous ?


Question à ne pas poser. Le mec se fiche de nouveau à chialer. Il hoquette. Il a du mal à se maîtriser.

- Putain, si j’étais rentré, tout ça ne serait pas arrivé ! J’aurais été là pour la protéger ! C’est de ma faute ! Putain !
- Avec des « si », monsieur Vanneaux, avec des « si » ! En rentrant directement, vous seriez arrivé à peu près à l’heure du crime. Peut-être auriez-vous été tué vous aussi ! Mais vous n’êtes pas rentré chez vous. Pourquoi ?
- Ma femme m’avait dit qu’elle sortirait l’après-midi. Je n’avais pas envie de me retrouver seul à la maison… J’ai traîné en attendant l’heure normale.
- Vous avez traîné ? Dans les rues ?
- Non, non, j’étais assez chargé ! J’ai traversé le pont l’Austerlitz à pied, et je me suis installé au « Train Bleu », boire un verre.
- Vous y êtes resté ?
- Oui, j’en ai profité pour me reposer.
- Quelqu’un vous a vu, peut témoigner ?
- Témoigner ? Mais je n’ai quand même pas besoin d’alibi, si ?
- Simples contrôle de routine monsieur Vanneaux. Vous l’avez dit vous-même. Chaque détail peut avoir son importance !
- Je ne sais pas. Le garçon ? Je lui ai commandé plusieurs fois des consommations.
- Ce devrait être facile à vérifier.


Quand Lamaison a fini d’enregistrer la déposition il propose au jeune homme de téléphoner pour joindre un membre de sa famille. Il est tard, mais Nicolas appelle quand même son frère. Et celui-ci arrive aussitôt. Le temps de descendre de Paris.
Pendant qu’ils patientent, Lamaison entend que les collègues d’Orléans arrivent. Il voit qu’Henri et le patron les accueillent et s’enferment dans un bureau avec l’ex mari. B.A.BA. Les deux « té-moins privilégiés » ne doivent pas se rencontrer.
Lorsque monsieur Olivier Vanneaux se présente, Lamaison laisse le frère expliquer le drame. Lui, reste toute ouïe. Attentif à la version que le témoin n°1 présente. A tout hasard.
L’aîné brusquement réagit :

- Mais Al ! Il faut prévenir Al ! Il a été prévenu ?
- Il est toujours à Mimizan avec les enfants. Les policiers lui ont téléphoné je crois.


Lamaison éprouve un brusque et violent frisson. « Et le frère connaît suffisamment l’ex mari pour l’appeler par son diminutif ! Ils se connaissent tous sur ce coup ! Pas bon, ça. Histoire de voir la réaction des deux frères, Il rectifie :

- Pas exactement. En fait monsieur Bergonses n’était pas à Mimizan mais à Paris et à Orléans. Dans l’immédiat, il est dans nos locaux, entendu par une autre équipe.
- Al « entendu » par les policiers ? Qu’est-ce que ça veut dire ça ? Vous ne soupçonnez quand même pas… ? C’est une hérésie ! Albert se serait fait couper en morceaux pour défendre sa femme ! Ce n’est pas possible ! Il faut que je lui parle !
- Désolé, personne ne peut le voir dans l’immédiat. Pour le mo-ment monsieur Bergonses n’est entendu que comme témoin. Nous vérifions les agendas, simplement.
- Et les enfants ? (Brusquement le jeune Nicolas semble revenir à la réalité) Les enfants ? Qui s’en occupe ?
- Ils sont toujours à Mimizan, sous le contrôle d’un certain monsieur Michedon.
- Dominique est là-bas seul avec les enfants ? Il faut faire quelque chose !


Ce grand frère a visiblement l’habitude de prendre les choses en main. Il serait manageur que ça n’étonnerait pas l’inspecteur. Mais celui-ci préfère garder la main :

- Nous allons nous en occuper. Les services sociaux seront prévenus si monsieur Bergonses a un empêchement.
- Les services sociaux ? Il n’en est pas question ! Malheureusement ma femme n’est pas rentrée de son stage d’orchestre. Mais dès demain je vais joindre Sophie, la sœur de monsieur Bergonses. J’espère qu’elle pourra descendre pour aider Dominique.


Il se tourne vers son frère :

- Toi, tu vas avoir d’autres choses à penser dans l’immédiat. Il vaut mieux que les enfants restent là-bas quelque temps.


Puis de nouveau vers l’inspecteur :

- Je ne peux vraiment pas parler quelques petites minutes à monsieur Bergonses ? … … Bien. Vous lui direz que je suis au courant. Je m’occupe de prévenir son avocat et sa sœur dès demain matin. Je vous téléphonerai également pour savoir ce qu’il en est. Quant à mon frère, il va loger chez moi quelques temps. Il est exclu qu’il reste seul. Vous n’avez plus besoin de lui ? Parce que là… Je ne voudrais pas trop tarder.

On appelle ça prendre la direction des opérations, ou alors l’inspecteur y perd son latin ! Bon, si ça lui fait plaisir ! Le policier est vraiment crevé, et il doit encore attendre que le patron en ait fini avec l’ex mari. Il les laisse donc partir tous les deux avec même un certain soulagement.



Le commissaire Jason, accompagné du capitaine Henri, a fait entrer le mari dans son bureau en lui présentant ses sincères condoléances. En s’excusant de devoir l’importuner avec des questions dans de telles circonstances. Mais la police souhaite faire au plus vite. Le mari semble réellement très choqué, très abattu. C’est dingue, dans cette histoire, les hommes semblent particulièrement affectés ! Enormément affectés. Trop ?
Monsieur Bergonses redresse un peu son dos voûté. Il regarde le policier droit dans les yeux.

- Je vous en prie, vous faites votre travail. Mais pourquoi m’avoir fait conduire ici ? Je veux voir ma femme.
- Ce n’est pas possible, monsieur. Elle est actuellement examinée par les services de police.
- Vous voulez dire que vous faites pratiquer une autopsie ? Mais pourquoi ? Vos collègues m’ont dit qu’elle avait été tuée par une arme à feu !
- L’autopsie est obligatoire et systématique en cas de mort violente. Je comprends votre émotion. Nous ferons en sorte que vous puissiez la voir dès que possible.


Les collègues d’Orléans semblent en avoir dit le minimum. Conformément aux consignes. Ce type ne fait allusion qu’à une mort violente. Il ignore les circonstances exactes. Ou affecte de les ignorer. Non, son regard est droit et franc. Prudence quand même : le commissaire en a vu d’autres. Henri va enregistrer la déposition. Précisions sur l’emploi du temps de la personne. Sans plus. Ils verront ensuite.
Dans son for intérieur, le policier souhaite sincèrement que monsieur Bergonses ait un alibi en béton. Il n’a pas aimé le regard de prédateur de la juge lorsqu’elle a appris que l’homme était dans la région au moment du meurtre. Il la connaît bien. Un soupçon a germé dans son esprit, et elle ne laissera rien passer, tant qu’elle n’aura pas de suspect plus crédible. Or, une histoire de jalousie, de mari bafoué, jaloux et vengeur, c’est tellement facile ! Et fréquent dans leurs dossiers.


Les choses se tiennent. L’ex mari semble en effet avoir des justifications claires et sans ambigüités. Il a passé quelques jours de vacances à Mimizan avec les enfants, son ex femme et son nouveau compagnon. Il semble que leur séparation soit assumée paisiblement, il ne manifeste aucune animosité vis-à-vis de celui qui l’a remplacé dans le cœur et dans le lit de celle qui était encore son épouse. Il est remonté sur Paris par obligation professionnelle. Il a passé la journée chez un de ses clients. Avec beaucoup de témoins. Après un passage par ses bureaux, il a pris le train de 19 heures 15 pour Orléans où réside sa mère. Il n’est pas repassé chez lui à Evry. Le timing est serré. C’est matériellement impossible qu’il ait pu aller trucider sa femme puis rejoindre tranquillement la gare d’Austerlitz à temps ! Ou alors, il aurait fallu que le crime soit prémédité et l’organisation tirée au cordeau. Or la scène du crime fait plutôt penser à un acte spontané sans préméditation. Quoique…
Dans le domaine des mises en scène, il en a vu bien d’autres, le patron. « On » ne se balade pas avec un gros calibre sans intention précise. Et il ne croit pas à un crime crapuleux. Trop tôt dans la soirée, pour que ce soit des cambrioleurs. Et ce sein mutilé ! Un acte symbolique. Dont il lui faut trouver la signification.
Ils n’ont aucune charge contre le témoin. Ils ne peuvent le retenir indéfiniment. Le capitaine le laisse rentrer chez lui, en lui deman-dant de se tenir à la disposition de la police jusqu’à nouvel ordre. Ses services le préviendront lorsqu’il sera possible qu’il aille se recueillir auprès du corps de sa femme.
Le capitaine a quand même demandé à un de ses hommes d’effectuer une surveillance discrète du bonhomme.
Simple précaution. La routine.


Henri fulmine. Ridicule ! Bergonses s’est comporté comme un con ! Qu’avait-il besoin de raconter des salades sur son emploi du temps ? Il devait bien se douter que ses services allaient tout vérifier !
Dès l’ouverture des bureaux le matin, son équipe a pris contact avec le fameux client de l’ex. Et la vérité était très simple : Ils ont été en réunion toute la matinée. A midi, le suspect a invité le PDG dans un restaurant des Champs Elysées. Le repas s’est terminé vers 14 heures 30, au plus tard vers 15 heures. Et après ? Le trou. Le méga trou qui ne pouvait être rempli par un simple « passage » dans ses bureaux !
Le gars avait largement le temps de s’organiser, d’aller déposer ses bagages quelque part vers Austerlitz, de louer un véhicule ou prendre le train pour Evry. Puisqu’ils s’étaient vus une dizaine de jours auparavant, il savait que sa femme serait seule, son compagnon encore à Nantes. Voulait-il chercher une explication ou régler le sort de son épouse une fois pour toutes ? Et le problème de l’arme ? Ouais.
Des questions encore. Mais pour la première fois dans cette affaire un scénario crédible.

Le capitaine Henri appelle aussitôt son homme en planque près du domicile du témoin. En lui demandant de ramener fissa le bonhomme au commissariat.
Et cette fois, sans état d’âme, il va le mettre en garde à vue. En général, vider ses poches et se retrouver assis sur un banc derrière des barreaux, ou, ici, derrière une vitre blindée, aide vite fait à retrouver la mémoire !
Henri informe le Commissaire. Jason semble très tendu.

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