vendredi 13 février 2009

Chap XVII La prison





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La prison. Albert, un genou posé sur la tablette fixée au mur, pour pouvoir s’approcher de la minuscule fenêtre à la vitre blindée qui donne sur l’extérieur, regarde la cour. Une autre aile de la maison d’arrêt est en promenade. Trop de détenus pour qu’ils puissent sortir tous ensembles. Il y a deux services, comme à la cantine de l’école de Nadège.
Dans son dos, il entend l’œilleton qui s’ouvre. Un gardien l’observe, en silence. C’est là le plus pénible, le plus insupportable. Quel que soit le moment, quelle que soit l’heure, ils savent qu’ils peuvent être observés. Impossible de s’isoler, de se retrouver seul face à soi-même. Même la radio, qui permet de diffuser une musique de fond si le détenu le souhaite est en réalité réversible et sert d’interphone. Les gardiens, dans leur poste de garde, peuvent donner une consigne au détenu, mais aussi écouter ce qui se passe dans l’une ou l’autre des cellules. Rien, aucune intimité. Aucune vie personnelle. Qu’il soit sur la cuvette des WC, qu’il soit allongé en train de lire un livre, que l’image lancinante de Domi le pousse à des caresses intimes, à tout instant l’œilleton peut s’entrouvrir et le regard d’un type qui reste lui, caché, d’un inconnu, d’un voyeur, peut se poser sur lui et observer la moindre de ses mimiques. Il n’y a pas un seul recoin dans cette minuscule pièce où il pourrait se replier. Insupportable.
Le premier soir, après avoir senti plusieurs fois des regards curieux ou qu’il considérait comme tels, il avait pété les plombs et masqué l’œilleton avec le couvercle de la poubelle. Malgré les injonctions, il l’avait laissé. Les gardiens, pour des raisons de sécurité semble-t-il, n’ont pas de clef sur eux pendant le service de nuit. Le surveillant avait donc dû alerter son chef. Branle-bas de combat !
Le lendemain matin il avait été convoqué chez le Directeur. Admonestation et menace de passer en conseil ! Comme un bambin. Comme un irresponsable. L’intervention de la juge avait très certai-nement limité les dégâts. D’autres détenus lui ont dit par la suite que, normalement, il aurait dû écoper de trois jours de gnouf. Comme un vilain loubard qu’il est !

Pour l’heure, il feint de ne rien entendre, et poursuit son observation. Le surveillant s’attarde. Cherche-t-il à voir s’il fait des signes, ou se complait-il à observer son arrière train mis en valeur par la position ? L’idée le fait sourire. C’est déjà ça.
Rien que de très anodin dans ses observations. Il a le bourdon, et de voir un peu de vie lui fait du bien. Même s’il faut une bonne dose d’optimisme pour appeler « vie » cette marche en rond autour de la cour, passablement abrutissante. Au centre de la cour, quelques privilégiés (privilégiés par qui, au fait ?), jouent au volley-ball. Autour du terrain, la plupart des autres détenus marchent d’un pas soutenu, pour conserver un minimum de forme physique. En groupes, tout en discutant, certains accompagnent leur déplacement par des mouvements d’athlétisme. Les groupes se font et se défont, en fonction sans doute des discutions, mais aussi, a-t-il appris, pour noyer le poisson. Les gardiens dans leurs miradors observent les rapprochements. Il n’est pas souhaitable de se faire remarquer en parlant toujours avec les mêmes. Cela pourrait éveiller des soupçons, et l’un ou l’autre serait transféré dans une autre aile. De même, les codétenus qui partagent les cellules ne restent pas ensemble. Leur trop grande promiscuité pourrait sembler douteuse, et, c’est vrai, ils ont aussi envie de voir d’autres trombines.
Lui, Albert, n’a pas ce problème. Il est un privilégié. Pas vraiment à l’isolement, puisqu’il peut sortir en promenade, mais seul en cellule. Compte tenu de son dossier, la direction a dû avoir peur de ce qu’il pourrait se passer si elle lui adjoignait un compagnon ! Ou la juge a donné des consignes. Allez savoir.
Pendant la promenade, il ne tourne pas en rond. Il a rejoint ceux qui, bien en vue pour montrer qu’ils n’ont rien à cacher, s’assoient et jouent aux cartes. Il a redécouvert le tarot. Avec un certain plaisir, les habitudes de la cour de l’école d’ingénieur sont revenues. C’est aussi qu’il se sent protégé dans ce groupe. La première sortie n’avait posé aucun problème. Mais dès la seconde, il avait nettement ressenti l’animosité de ses codétenus. Œil noir, parfois même haineux. Bousculades visiblement volontaires. Personne ne lui parlait. Il ne comprenait pas. En moment donné, la tension était devenue particulièrement forte. Il était prêt à en venir aux mains. Cela lui semblait inévitable. Et puis un grand mec sec, bien bâti mais sans plus, est intervenu. « Il est avec moi ». Et l’a invité à venir jouer aux cartes. Les autres n’ont plus bronché. Il y a bien encore de temps en temps des regards chargés de menace. Mais plus aucun geste déplacé.
Il a remercié son sauveur, tout en éprouvant le besoin d’affirmer qu’il était prêt à faire face à tous ces abrutis. L’autre a souri.

- Je n’en doute pas. Tu ne me sembles pas être le genre de mec qui se laisse marcher sur les pieds. Mais crois-moi. Ils t’auraient pourri la vie.
- Mais je ne leur ai rien fait ! Qu’ont-ils à me reprocher ?
- Cherche pas à comprendre. Classique. Pour se faire bien voir, quelque gardien a dû distiller aux caïds des informations sur ton dossier. Et ce qu’on te reproche ne plaît pas beaucoup aux droits communs ! Ils sont très attachés aux « valeurs morales » !
- Mais je suis innocent des accusations dont je fais l’objet !
- Mort de rire ! Ces mecs, ils ne sont pas juges ! Mais toucher à une femme et avoir des mœurs spéciales…
- On dit ça de moi ??
- Ne t’affole pas. Avec le temps, ça va leur passer. Ils vont t’observer. Reste sûr de toi, paisible, surtout pas agressif ni hautain. Et un autre nouveau occupera très vite leur attention.
- Et pourquoi, toi, tu ne réagis pas comme eux, puisqu’apparemment les nouvelles sont aussi venues jusqu’à toi ?


Philippe, puisque c’est ainsi qu’il se prénomme, sourit d’un air mystérieux. Un court silence, le temps de distribuer un tour de cartes, et il donne l’explication du mystère :

- Je ne suis pas, nous ne sommes pas tous les quatre, des « droits communs ». Nous, nous sommes ce qu’ils appellent des « pointeurs ».
- Traduis ?
- Accusés de viol. C’est un peu à part dans la hiérarchie de la prison. Les femmes sont toutes bonnes à baiser pour eux… Donc, d’une certaine façon un violeur est un innocent à leurs yeux. Le genre de truc qui pourrait leur arriver à eux. Et par là, nous avons prouvé que nous avons des couilles et que nous savons nous en servir !
- … … Excuse-moi ! Je ne suis pas sûr de partager cet avis. Aller contre la volonté d’une femme me choque énormément !
- Qui te dit que je pense le contraire ? Je te parle de leur raisonnement à eux !
- Et à cause de ça ils vous foutent la paix ?
- Oh… J’ai quand même dû faire ma petite place ! Je suis entre autre moniteur de Karaté à l’extérieur. Une seule explication a suffit.
- … … Et ce que la justice te reproche est vrai ?
- Tu seras surpris si je te dis non ? Ici, tous ceux à qui tu poseras cette question te répondront NON ! Il n’y a que des innocents en maison d’arrêt, c’est bien connu !
- … …
- Maintenant, tu me croiras si tu veux ou non, ça m’est égal, vraiment non… Je n’ai violé personne. C’est une touze qui a mal tourné. Connement.
- Mais la fille vous accuse, ou non ?
- Ben, pourquoi je serais là, sinon, hein ? Mais je précise, j’étais seul. Eux, c’est pour une affaire différente.
- Et pourquoi ment-elle cette nana ?
- C’est pas vrai ! Nous avons le même âge à peu près, mais tu es candide, candide !
- J’ai besoin de comprendre, simplement !
- Bon, Ok…
La fille était mineure, et je ne le savais pas. A voir son tour de poitrine, je te jure qu’on pouvait pas se douter ! Dans une soirée, elle m’a chauffé un max, et ça s’est terminé sur la pelouse près des voitures. Soudain, nous avons été surpris dans les phares d’une bagnole qui arrivait.
C’était son père qui la cherchait partout ! Et bien sûr elle a dit que je l’avais forcée ! Histoire de se blanchir…
- C’était facile de prouver le contraire, non ?
- Ben… Faut croire que non ! Surtout quand le père est un député de la majorité ! Et ça, je ne le savais pas non plus !
- Putain…
- Elle, ou moi ?
- Con…

Ils sont devenus amis. Enfin. Pour autant qu’on puisse l’être en prison. Philippe est chaleureux, mutin, il plaisante facilement. Dans le « civil » il est marié, patron d’une petite auto école, et accessoirement moniteur au club sportif de la ville. Tout son entourage multiplie les témoignages favorables. Même sa femme, qui a affirmé aux policiers qu’il n’avait jamais exercé la moindre violence sur elle. En vain.
Putain de France.
Ils se moquent de ce que peuvent penser les gardiens. A chaque promenade, ils se retrouvent tous les cinq dans le même coin pour des parties de tarot joyeuses et ludiques. Pas d’argent en jeu. Juste le plaisir. Le perdant de la partie est condamné à offrir un paquet de clopes aux quatre autres : Ils fument comme des pompiers. Albert, pendant ces quelques jours, n’a pas encore perdu.

La prison… Les séances de jogging dans le bois de Saint Eutrope, le malaise qu’il éprouvait lorsqu’ils approchaient de la masse lugubre de la prison, ressurgissent soudain. Etait-ce de la prémonition ? Pourquoi, alors qu’il n’avait rien à se reprocher, subissait-il cette phobie ? Il le disait : priver un individu, quel qu’il soit, de liberté, des libertés élémentaires est intolérable. Inadmissible. Mœurs de primates primaires !
Aujourd’hui, il le voit bien. Il y a ceux qui disent : « Mieux vaut des innocents en prison qu’un coupable en liberté » ; ceux qui affirment : « les innocents ne sont que des coupables qui n’ont pas encore été démasqués » ; et très peu, trop peu qui osent affirmer : « Rien ne justifie une erreur judicaire. Le doute doit toujours bénéficier à l’accusé » !
Non, simplement, comme toujours. Il y a ceux qui sont du côté du manche, et ceux qui se trouvent toujours… Sous la cognée !
Cette dernière pensée le fait brutalement rougir. « Hypocrite. Sale hypocrite ! Tu as toujours été, jusqu’à présent, du côté du manche. Reconnais-le. Tu ne verras plus les choses de la même façon maintenant. Reconnais-le aussi. Quoi qu’il arrive dans les jours à venir, cette expérience te sera salutaire. Peut-être seras-tu un peu plus humble. Un peu plus modeste ! Un peu plus solidaire avec les mal lotis. »


Albert est assis à la table, tournant le dos à la porte et à l’œilleton. Il n’a pas le choix. Tous les meubles sont fixés au mur ou au sol. Ou il est couché, face à la porte, ou il est assis à la table, dos à l’œil espion.
Il vient de terminer une lettre aux enfants. Avec une nouvelle histoire. « Les Jumeaux des Pinèdes se rebiffent ». Il essaye d’insuffler à sa progéniture à la fois l’acceptation du sort qui lui est, qui leur est réservé, et la conviction qu’il est normal et humain de se révolter face aux injustices. Respecter la loi tout en condamnant ses dérives. Il marche sur des œufs, là. Mais il n’est pas mécontent du résultat.


« Cigalon, Cigala,
Si méchant tu as été, là ou là
Ne dis pas que tu ne savais pas,
Cigala, Cigalon,
Du mal que tu as fait sans raison,
Toi aussi tu souffriras jusqu’au pardon ! »…


Et,

« Cigalon, Cigala,
Si injuste, ton injustice est prouvée, là
Ne dis pas que tu ne voulais pas,
Cigala, Cigalon,
Vite, vite, demande pardon,
Ou toutes nos foudres nous t’enverrons ! »


L’intrigue a été plutôt laborieuse à élaborer. Il ne fallait surtout pas faire un parallèle évident avec l’affaire en cours. Il pense avoir trouvé le bon équilibre.

Maintenant, encore une fois, il passe en revue tous les événements de cette effroyable journée. Ce n’est pas possible. Il doit bien y avoir une explication quelque part ! Quelque chose lui échappe ! Il reste persuadé qu’il devrait pouvoir trouver, seul, l’explication. Ici, enfermé dans cette cellule de moins de neuf mètres carrés.
Réfléchir… Il doit vider son esprit pour mieux réfléchir… Mais il bute toujours sur les mêmes murs.
Suzy était chez elle. Alors qu’elle avait dit à Nico qu’elle comptait sortir ce jour là. Elle a donc reçu de façon impromptue quelqu’un qu’elle connaissait d’une manière ou d’une autre. Maître Serino lui a parlé de son visage qui exprimait la surprise. Qui pouvait-elle recevoir ? Aucun de leurs familiers n’était dans les parages. Nicolas à Nantes, Olivier à son travail, Aline à son stage d’orchestre, Thomas au centre de loisirs, Dominique à Mimizan, Jean-Yves dans un TGV.
Et ce cancer… Ce putain de cancer ! Personne n’était encore au courant. Et Suzy ? Pourquoi Suzy qui n’était que générosité ? Pourquoi cette haine ? Car il en est sûr. Il y a de la haine dans cet acte. Une haine effroyable !
Las de buter continuellement sur des obstacles, son esprit essaye de prendre une autre direction. Et lui, Al, qu’a-t-il fait exactement cette après-midi là ? Il n’y a donc personne qui puisse témoigner qu’il était bien à Paris ? Sur les Champs puis dans ses bureaux ? Personne, il n’avait vu personne !
Pour la énième fois il repense à cet ex, rencontré quelques instants quand il sortait du Georges V. Si au moins il avait ses coordonnées ! Mais il avait viré tous les numéros de portables de ses rencontres occasionnelles lorsque la relation avec Dominique s’était installée dans la durée. Il n’est même plus certain du prénom de ce mec. Christian ? Jean-Christophe ? non, celui-là il ne l’avait jamais revu à son grand regret… Benoît ? Non, c’était un mou… Patrick ? Oui peut-être bien Patrick… Mais comment le retrouver ? Et obtenir qu’il témoigne ? Ah !… S’il avait accepté les galipettes ! S’il l’avait suivi au Sun, comme le gars le lui proposait, pour jouer quelques instants dans une cabine du sauna ! Là, il y en aurait eu des témoins !
Non, il ne regrette rien. Dominique… Dominique ! Combien il lui manque ! Ses doigts cherchent inconsciemment la douceur d’une peau, le frémissement sensuel d’un muscle. Instinctivement, sa main gauche effleure sous la chemise les rondeurs de son épaule droite. Là où un coin glabre de sa peau lui évoque un peu, un tout petit peu, le satiné du corps de celui qu’il aime. Celui qu’il aime ! Il a envie de le crier à la cantonade. Dominique ! Je t’aime ! Je t’aime !
Epuisé, brutalement et douloureusement brisé de partout, Al se laisse tomber sur la banquette. Il n’a même pas le courage de se mettre en pyjama. Son esprit vagabondant entre d’improbables hypothèses, il s’endort. D’un coup.


Un drôle de bruit le réveille. Il s’est endormi avec la lumière. Il regarde sa montre, ce n’est pas encore l’heure du couvre-feu. Ce bruit étrange… On dirait une souris qui grignote ? Une souris ? Non, pas ici ! Quelqu’un gratte la paroi. Il se retourne. Et voit la mince tige, une sorte de paille, qui entre et sort du mur. Son voisin de cellule lui fait signe par le trou de la cloison.
Ce sont des orifices bien nets, bien réguliers, d’un peu moins de deux centimètres de diamètre réservés dans les lourdes plaques de béton armé pendant leur fabrication. Lors de la construction de l’édifice, ils permettaient d’y glisser de solides barres d’acier afin que la grue soulève les énormes murs préfabriqués et ainsi les mette en place. Pendant la finition ils ont bien entendu été bouchés, mais les détenus n’ont pas tardé à repérer ces fragilités qu’ils se sont empressés de rouvrir. Au début, l’administration a essayé de l’empêcher, en multipliant les sanctions. Mais les « holes » étaient sans cesse repercés. La direction a abandonné la lutte. A moins qu’elle ne se soit rendu compte qu’il y avait plus d’avantages que d’inconvénients à permettre un minimum de communication entre voisins de cellules. Que pouvaient-ils se passer par un si petit orifice ? Des cigarettes, des bombons, des timbres, une petite note écrite… Un regard, quelques paroles, l’un des prisonniers ayant l’oreille collée au mur et l’autre soufflant ses confidences dans le long tuyau. En contrepartie, la tension était moindre.
Albert attrape la paille et approche son œil. Son voisin colle sa bouche à l’ouverture, et Al se met donc en position d’écouter. Un étonnant dialogue s’engage :

- Salut. Tu fais quoi, là ? Tu lis ?
- Non. Rien. Je dormais…
- Faut pas. Sinon tu vas te réveiller dans la nuit, et là, seul, c’est l’horreur…
- Je dors bien, t’inquiète ! Et toi, tu fais quoi ?
- Devine… Je me paluche…


Al est surpris. Il ressent un profond malaise. Tout son être crie « Danger ! Danger ! ». Il voit bien qui est son voisin. Un rebeu de la trentaine, grand, puissamment musclé, au visage dur et sombre. Le plus souvent, il tourne en promenade avec ceux qui dans les premiers jours lui ont cherché des noises. C’est vrai. Celui-ci n’a jamais eu le moindre geste déplacé. Mais il est paraît-il très violent. C’est pour cela qu’il est seul en cellule. Albert répond donc sur un ton pour le moins réservé :

- C’est humain… Si ça te fait du bien !
- Tu veux voir ?

Le silence qui suit laisse à penser qu’il n’a pas attendu la réponse. Al plaque son œil à l’orifice, et dans l’étroit champ de vision il peut observer son voisin qui s’est éloigné de la cloison pour être vu, et qui, appuyé à l’autre mur, le short baissé, d’une main soulève son tee-shirt et de l’autre baisse au maximum une tige fièrement dressée qui, lorsqu’il la lâche vient violemment se plaquer sur des abdominaux impressionnants… Al le voit revenir vers lui, et tend son oreille.

- Ça te plait ?
- Tu es plutôt beau mec…
- Ça te plaît ou non ?
- Ce n’est pas désagréable à regarder…
- Tu veux me voir cracher ?


Nouveau silence. Albert se remet en position d’observation, presque malgré lui. Contre sa volonté également cette violente érection qui l’oblige à se mettre plus à l’aise ! Le garçon a repris sa position appuyé à l’autre mur. Il a relevé son tee-shirt par-dessus sa tête, le short doit être aux chevilles. Sa main gauche caresse ses pectoraux et ses abdominaux pendant que la droite astique lentement la tige à son comble. De temps en temps il lâche le braquemart frémissant et sa main remonte vers la tête. Al ne voit pas le haut, mais il comprend que le gars crache dans sa paume. Le mouvement tournant qu’il produit ensuite sur son gland ne laisse pas de doute ! Sensuellement, le mec fait durer. Sans doute amoureux de son corps. Sans aucun doute exhibitionniste. Peut-être avec des sentiments troubles : il sait parfaitement que son voisin spectateur aime les hommes. Et pourtant, Al n’a aucun doute. S’il rencontrait ce garçon dans le « civil », et s’il se risquait au moindre geste déplacé, il se retrouverait immédiatement avec une tête au carré !
Malgré ses 1 mètres 85, il ne ferait pas le poids.
Mais jusqu’où peut conduire la privation de toute activité sexuelle ? Albert se souvient de cet ancien détenu de longue durée, qu’il avait rencontré lors d’une conférence sur les libertés individuelles. Au sujet de son expérience d’incarcération, il avait écrit un livre, « La guillotine du sexe ». Jacques Lesage… Oui c’est ça ! Très exactement, Jacques Lesage de la Haye.
Prise de risque pour prise de risque, Al ne perd pas une miette du spectacle, l’oreille tendue pour repérer les pas du gardien qui pourrait s’approcher de l’œilleton.
Le moindre des muscles du garçon est violemment bandé. Par moment, sa respiration se bloque, son estomac se creuse, faisant ressortir encore plus une plaquette de chocolat insupportablement excitante. Soudain, il abandonne le massage de son téton droit, il plaque ses deux mains sur son membre congestionnée, le place en position presque qu’horizontale, comme s’il visait avec une arme le trou dans la cloison. Quelques mouvements de plus en plus lents, quelques saccades incontrôlées du bassin, et Al voit jaillir violemment plusieurs jets d’une semence qui traversent presque la pièce.
Sans même reprendre son souffle, le garçon se précipite vers le trou de communication.

- Alors ? Tu as joui toi aussi ?
- Désolé, non… Tu es très excitant, mais ça, je le réserve pour quand je pense à mon ami. Pardonne-moi !
- C’est toi qui vois… Moi, ça m’a super excité ! Plus que quand je me paluche tout seul !
- … …
- Hé !!
- Quoi ?
- Je suis pote avec le détenu qui distribue la bouffe. Il m’a dit les menus !
- Et alors ?
- Demain soir, il y a des raviolis !
- Ah ? Tu aimes ça ?
- Putain, tu connais rien ! Les raviolis, c’est sensas pour prendre son pied !
- Quoi ??
- Ben, tu remplis un gant de toilette avec les raviolis, tu attends qu’ils soient tièdes, et tu rentres ta queue dans le gant pour te branler ! C’est trop !
- Quoi ?? Tu te fous de moi !
- Putain non ! Tous les détenus savent ça ! Ça fait exactement comme une chtouille de meuf ! Les mêmes sensations ! Putain c’est super… Vivement demain !


Albert reste sans voix. A ce point. Descendre à ce point ! Ignoble prison ! Une boule gonfle dans sa poitrine. Il a envie de vomir. Il a totalement débandé. Ce n’est pas ce soir qu’il pourra fantasmer sur son amoureux ! Bordel infâme. Monde dit civilisé. Donneurs de leçons de morale. Laquelle ? Justice. Quelle justice ?
Brusquement la musique d’ambiance cesse. C’est l’heure de l’extinction des lumières. Albert enfile rapidement son pyjama, et se couche en chien de fusil, appelant désespérément le sommeil. Des raviolis… Putain de merde… Demain soir il ne pourra pas manger.



Son repas bâclé en quelques minutes, Albert s’est ré allongé sur ce qui lui sert de lit. Il feuillette un livre. De la science fiction. C’est tout ce qu’il a réussit à trouver, qu’il n’avait pas encore lu, dans la malheureuse pile proposée par le bibliothécaire sur un chariot semblable à ceux de la cantine. Albert n’a pas vraiment le cœur à lire. Avant la promenade du matin, il a trouvé le temps d’écrire à Dominique, par la voie officielle. Une lettre qu’il voulait intense, mais qu’il n’a pu rédiger qu’en toute retenue. Il y a tellement de gens qui vont la lire, avant son amant ! Il aurait voulu parler de l’expérience surprenante de la veille au soir. Hors de question. Bien sûr. Tout au plus, en évoquant des « discussions », y a-t-il fait une courte allusion : « Je découvre chaque jour combien ici la sexualité est ramenée dans le plus sordide. Dans le plus triste. Désolation effroyable de ce que je peux appeler de la misère sexuelle ! » . Très vite cependant, il a redressé la barre, et fait vibrer les violons en pensant à la juge en train de lire. « Mais ce n’est pas de sexe dont je veux te parler. J’ai soif de toi, de ta tendresse, de ta douceur, de tes attentions. Je voudrais sentir ta tête, là, au creux de mon épaule, à sa place, tendrement abandonnée pendant que nous lisons tous les deux dans notre canapé. Interrompre de temps en temps ma lecture pour poser mes lèvres sur ton front et sentir ton abandon confiant et complice. Ou je voudrais préparer de petits plats et faire une jolie table pour que, chaque soir comme un jour de fête, nous puissions dîner en tête à tête en échangeant les nouvelles de la journée, en nous racontant la dernière de Nadège ou des jumeaux. Je voudrais… Mais cela n’est plus, ne sera plus… Je suis devenu un paria, qui doit supplier pour obtenir le droit de se doucher ou un tout petit peu de cire pour pouvoir conserver propre ces quelques mètres carrés qu’il piétine à longueur de journée ! Je divague. Je voudrais te parler d’Amour, et je ne dis que ma désespérance. C’est aussi ça, la prison ! »
Il a pu donner les deux lettres à temps, celle-ci et celle pour les enfants. Elles devraient être sur le bureau de la juge avant le soir.

Il est surpris par la porte qui s’ouvre. D’habitude, lorsqu’on vient le chercher pour le parloir avocat ou pour descendre à l’administration, il est prévenu un peu avant par interphone : « Bergonses, parloir avocat, préparez-vous ! ». Ils n’ont pas que ça à faire, de l’attendre, ces messieurs !
Un petit bonhomme tout timide, en uniforme de gardien, entre dans la cellule, et congédie le collègue qui lui a ouvert la porte en murmurant « vas-y, ferme, je te ferai signe par l’interphone dans un moment… »
Bergonses s’est assis sur le lit et regarde l’intrus avec un air surpris et méfiant.

- Oui ?... …
- Bonjour… Excusez-moi de vous déranger… Je voulais vous rencontrer, et vous dire que… …
- Mais qui êtes vous ?
- Oh… Excusez-moi… Mon prénom est Alain, et je suis affecté à la surveillance du courrier de ce bâtiment… J’ai lu vos lettres ce matin… C’est mon boulot, excusez-moi…
- Et vous rendez visite aux détenus, comme ça, pour tailler un petit bout de gras avec eux au sujet de leur correspondance ? Ou l’administration vous envoie, lorsque vous signalez que l’auteur a un petit coup de déprime ??
- Oh… Non… Non… L’administration ne sait rien ! Surtout pas ! Le gardien est un copain de ma promo à l’école. Il aurait des ennuis si son chef savait !

Albert ne comprend rien. Il regarde le malheureux qui piétine, les jambes serrées, tordant ses genoux comme un bachelier devant un jury d’examen. De temps en temps, le jeune gardien qui est resté appuyé à la porte, allume brièvement la radio… Ah… Oui… Pour vérifier qu’ils ne sont pas sur écoute. La diffusion de la radio cesse, lorsque le système est en position interphone.
Ce garçon lui fait pitié. Il n’est pas beau. Pas laid. Quelconque. Ordinaire, et cela n’a rien de péjoratif, non. Triste et sans saveur. Quand même ! Il lui a fallu une sacrée dose de volonté, ou d’inconscience, pour demander ce service à son collègue, pour venir se glisser dans une aile où il n’est pas en service, pour finir entrer dans la cellule d’un inconnu… Poursuivi quand même pour meurtre ! La témérité des gens le surprendra toujours. Qu’espère ce pauvre garçon ? Al abandonne son air bougon, plaque un large sourire sur son visage, remonte la jambe droite sur le lit, il noue ses mains autour de son genou.

- Je vous écoute ?
- Rien… Rien… Je voulais juste vous dire que j’avais lu vos lettres, et que j’avais été très bouleversé. Ça se voit que vous êtes innocent ! C’est évident ! Mais bien sûr, moi, je ne suis pas la juge !
- En effet… Je crains fort que vous ne puissiez pas grand-chose pour moi ! Mais dites-moi… Est-ce l’innocent accusé à tord que vous vouliez réconforter, ou l’homosexuel assumé que vous vouliez voir de près ?

Le malheureux garçon devient brutalement écarlate. Sa jeunesse apparaît brusquement évidente. En oubliant l’uniforme, il a quoi ? Vingt-six, vingt-sept ans ? Un gamin. Bien sûr qu’il doit être gay lui aussi. Et il doit avoir du mal à l’assumer dans le milieu professionnel qu’il a choisi. Pauvre môme ! Al s’empresse de banaliser sa vacherie passablement injuste. Ce garçon a quand même fait preuve d’un sacré courage !

- Pardonnez ma mauvaise plaisanterie. Mais vous devez bien savoir qu’en prison, on devient tous plus ou moins méchant ! Non, en vrai, je suis très sensible à votre démarche, et ça me fait du bien de savoir qu’au moins, la lecture de la lettre à l’homme que j’aime n’a pas été accompagnée de plaisanteries graveleuses… Merci.
- Oh… J’essaye de me montrer le plus discret possible en faisant ce travail. Nous devons regarder s’il n’y a pas des objets illicites dans les enveloppes, et si ce qui est dit est conforme aux règlements… Mais je respecte toujours les écrits qui me passent entre les mains. Là, ce matin, c’est vrai que votre courrier m’a beaucoup touché. Même l’histoire pour vos enfants… Et j’ai pris le temps de le relire avant de l’envoyer à la juge. Et je voulais vous le dire… Voila…
- Cela prouve de votre part une grande honnêteté. Et beaucoup de gentillesse… Malheureusement, nous sommes chacun d’un côté d’une frontière qui ne permet pas beaucoup les rapprochements… Sympathiques !
- Vous n’en parlerez pas, n’est-ce pas ? Surtout dans une lettre ! Je ne suis pas toujours de service, et je pourrais avoir de gros ennuis.
- Ne vous inquiétez pas. Et repassez quand vous voulez !


Le malheureux gardien timide a appuyé depuis quelques minutes déjà sur l’interphone. Son collègue lui ouvre et il se glisse dans le couloir. Sans doute sacrément soulagé. Et probablement les jambes tremblantes.
« La prison. Quelle merde. Ici tout est dénaturé. Il ne peut pas y avoir de sentiment anodin. Je crois même qu’il ne peut pas y avoir de sentiment du tout ! A part de la haine. A la rigueur. Et encore ! »
Ce jeune homme, Al ne l’aurait sans doute jamais rencontré, et le brave garçon n’aurait sans doute jamais osé lui parler ailleurs qu’ici. Il souffre en silence, sans espoir d’aucune aide. Toujours sur la défensive, avec la peur d’être découvert.
« La société se modernise et devient plus tolérante » ! Tu parles. Pour ceux, encore une fois, qui en ont les moyens. En liberté et en indépendance. Psychiquement. Moralement. Et aussi, bien sûr, financièrement.

La prison. Après cette entrevue, les premières images ressurgissent brutalement. Al frissonne. Les trois inspecteurs qui l’ont conduit ici n’ont pas jugé utile de lui passer les menottes. Ils veulent par là lui manifester encore un peu de considération. A l’étroit dans la petite Clio, le voyage se passe en silence. A l’approche de Fleury, Bergonses ne peut s’empêcher de soupirer :

- Quand même… C’est dingue… Une seule personne a ainsi le droit de priver une autre de liberté, seulement sur des présomptions, sans aucune preuve tangible... C’est dingue…

Le capitaine, qui est à l’avant côté passager se retourne vers lui.

- Vous savez, nous, nous ne faisons qu’exécuter les ordres. Nous procédons aux investigations qui nous sont demandées, et nous conduisons à Fleury, quand on nous le demande.
- Bien sûr, bien sûr…
- … …
- Et chaque fois vous vous déplacez avec une voiture et trois policiers pour procéder à l’incarcération ?
- Non ! Non ! Absolument pas ! La juge Filipoint n’a pas voulu que vous fassiez le trajet dans le fourgon avec les autres prévenus de la journée. Et elle a préféré attendre que l’accueil de la prison soit plus calme… Vous pouvez apprécier… Preuve de respect !


Apprécier ! Preuve de respect ! Tu parles ! Ça lui fait une belle jambe à Bergonses, le respect de la juge qui l’a envoyé sans hésiter derrière les barreaux ! Apparemment insensible à tout argument humain ! Insensible à son deuil ! A la situation de ses enfants !
L’accueil plus calme ! Albert ne peut retenir des frissons. L’expérience de l’entrée a été effroyable. Totalement avilissante. Le séjour long, interminable, dans une cage à barreaux, avec une étroite banquette en béton pour tout mobilier. Assis sur ce banc, il pouvait toucher avec ses pieds les trois autres grilles qui délimitaient son espace vital… Et il n’a pas à se plaindre lui a-t-on dit. Parfois, les détenus sont deux dans ces geôles d’un autre âge, pourtant installées dans une prison qui se veut soi-disant ultramoderne !
Vider ses poches, signer la liste détaillée de leur contenu et du contenu de son portefeuille… La photo de Suzy décrite comme une « photo d’une jeune femme brune qui rit en direction de la caméra »… Et puis se déshabiller, se mettre à poil devant plusieurs personnes en uniforme, totalement indifférentes et administratives. Cela ne suffisait pas. Ouvrir la bouche. Laisser un doigt ganté venir fouiller sous la langue et entre les lèvres et les gencives. Ecarter les jambes, se pencher et tousser. Pas à se plaindre. Autrefois l’intimité était également fouillée avec un doigt. Le motif de l’incarcération ? Veux pas savoir !
Qu’il s’agisse d’une personne respectable (et présumée innocente, selon la loi !) Veux pas savoir !!
Malfrat ? Terroriste ? Petit loubard de banlieue ? Caïd de la drogue ? Assassin récidiviste ? Vulgaire « pointeur » ? Délinquant en col blanc ? Veux pas savoir !!!
Ils ont ordre de traquer la lame de rasoir cachée, la dose de dope, la carte Sim, et tous les autres objets illicites… Ils font leur boulot ! Ils n’ont rien à se reprocher ! Ce ne sont pas eux qui donnent les ordres.

Qu’importe que l’individu soit dévalorisé à ses propres yeux, voire détruit, anéanti. Il n’avait qu’à pas être là. C’est bien connu. On n’est jamais tout à fait innocent lorsqu’on franchit les portes d’une prison. On n’est plus innocent. On ne peut plus l’être.

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