samedi 7 février 2009

Chap XIV Justice





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Irène Filipoint arrive rigoureusement ponctuelle au Tribunal, comme à son habitude.
Elle n’aime vraiment pas cette bâtisse moderne sans aucune personnalité. Son emplacement même l’a toujours gênée. Accolée au dos de la Préfecture, jouxtant le commissariat, et à deux pas de l’Agora, le grand centre commercial qui se voudrait un nouveau centre ville. En somme, les concepteurs ont dû imaginer que l’on venait au Tribunal comme l’on va faire ses courses au supermarché, ou comme l’ont subit d’interminables queues à la préfecture pour faire réviser ses papiers ou pour récupérer une carte grise. Non, vraiment non. Elle était de ceux qui auraient voulu beaucoup plus de solennité, dans un environnement plus difficile d’accès, plus imposant. Ici, les justiciables se garent au parking des cinémas, où il y a toujours de la place, pour venir entendre prononcer des sentences qui sonnent étrangement faux dans ces salles épurées et exagérément fonctionnelles.
Mais il faut faire avec. Et Irène fait de son mieux pour redonner à sa charge le poids de l’apparat de la justice. Son mystère. Son intimidation indispensable.

Madame la juge fait peur. Bien souvent, elle éveille même la haine chez les prévenus. Elle en a parfaitement conscience. Et s’en moque. Au fond d’elle-même, elle sait qu’elle fait son boulot de façon irréprochable. Pour autant que la Justice puisse être exempte de reproches. Si la peur s’avère un outil utile pour percer à jour la vérité, va pour la peur.
Les avocats, eux, connaissent, apprécient et respectent sa droiture. Ils savent par expérience qu’elle instruit toujours avec équilibre les éléments à charge et ceux qui peuvent être à décharge pour leurs clients. Et ils sont les premiers à conseiller à ces derniers de surtout ne pas essayer de finasser avec elle. Dire la vérité. Assumer leurs erreurs. Sinon, ils doivent savoir qu’ils vont immanquablement prêter le flan à ses réactions les plus vives.
Le Parquet aussi, a depuis longtemps abandonné l’illusion de la plier à ses exigences ou ses fantaisies. Ses décisions sont sans appel. Inutile d’essayer de contester une décision de mise en détention ou au contraire de remise en liberté. Ils savent que le moindre de ses dossiers est parfaitement ficelé, argumenté, inattaquable. Le procureur lui donne sans réserve toute sa confiance. Il sait apprécier à sa juste valeur le fait qu’ils soient devenus amis. Il lui confie systématiquement les dossiers les plus épineux, les plus lourds. Parfois les jeunes substituts cherchent encore à contester sa prépondérance. Elle sourit volontiers à leur jeunesse fougueuse. Et les remets gentiment mais fermement à leur place.
Ainsi, au fil des années, madame Filipoint a su construire, puis pré-server l’image d’une juge d’instruction professionnelle et rigoureuse. Toujours implacable. Toujours juste. Son titre de doyenne des juges d’instruction est son bâton de maréchal. Elle n’a jamais voulu solliciter de plus hautes responsabilités. Ni prendre d’autres fonctions au niveau du Siège. Elle a en horreur les aspects administratifs et le management d’une équipe, même si elle accomplit ces tâches rigoureusement. De très loin, elle préfère rester proche du terrain.
Alors, l’image de la vieille fille revêche qui lui colle à la peau. Dieu seul sait à quel point elle s’en moque, en rigole à s’en battre le ventre ! Ni ces rumeurs, ni rien d’autre d’ailleurs ne peut fragiliser sa volonté de fer.
Au passage, elle se remémore, avec quand même quelques battements de cœur, le grave incident survenu il y a quelques années dans son bureau. Elle instruisait une affaire de viol. C’était l’une des toutes premières affaires impliquant le GHB, la drogue du violeur. Le prévenu se prétendait un monsieur digne et respectable. Avec violence il refusait les faits, ressassant sans cesse que la fille était consentante et les avait suivis dans la voiture de son plein gré, ses deux acolytes et lui. Que bien sûr c’était pour le plaisir, et seulement par vice qu’elle s’était adonnée à des fellations tout en se laissant sodomiser. Soudainement, avant que les gardiens puissent faire quoi que ce soit, le prévenu avait bondi comme une furie, envoyant valdinguer tout ce qui était sur son bureau et essayant de renverser celui-ci sur elle ! Il hurlait : « Vous n’êtes qu’une pouffiasse mal baisée, une vieille fille coincée du cul, qui s’excite sur notre dossier ! ».
Les rumeurs devaient courir bon train à la Maison d’Arrêt.
Cet imbécile se rajoutait une procédure d’outrage à magistrat, et s’offrait en prime les rigueurs les plus sévères de ses collègues pour juger le dossier. Son malheureux avocat avait été catastrophé.

Elle prie pour ces imbéciles. Elle ne peut rien faire de plus ! D’ailleurs, combien de gens savent seulement qu’elle a été mariée ? Même parmi ses collègues magistrats, ceux qui sont au courant que sa qualité de « madame » est justifiée doivent se compter sur les doigts d’une main. Et pourtant ! Combien elle a été amoureuse, combien ils ont été heureux ! Son corse de mari, rencontré banalement dans une fête de village, là-bas, lors de vacances au pays, était beau comme un Dieu. Grand, athlétique, un visage d’archange sombre, avec ses grands yeux noirs à demi cachés par d’épais sourcils réguliers, aux cils invraisemblablement longs et recourbés. Ses yeux seuls avaient suffi à la rendre follement éprise. Lui, en athlète accompli, était surtout fier de son corps. Ses yeux ne lui plaisaient pas du tout. « J’ai des yeux de vache ! » disait-il en faisant la grimace. Ils se sont aimés avec passion. Ils ne comptaient pas les dimanches passés sans quitter leur couche. Deux ans. Deux ans seulement. Deux ans de bonheur total qui la nourrissent encore.
Il était flic dans la Brigade Mobile. Il passait ses journées à sillonner les routes sur sa moto. L’uniforme lui allait si bien ! Il avait une allure si fière sur son pur sang ! Pourtant elle n’est pas femme de héros, il n’est pas mort en service. Un soir, en rentrant du cinéma. Un énorme poids lourd lancé à pleine vitesse leur a refusé la priorité. Elle est restée trois mois hospitalisée. Et avait perdu le bébé qu’ils venaient de mettre en route.
Elle n’a plus jamais regardé un autre homme. Ses seuls refuges : le travail et la prière. En attendant de le retrouver. Non, non, elle n’est pas coincée ! Elle ne supporte simplement pas de voir malmener, dévergonder, piétiner, ou simplement ne pas considérer et respecter ce Don de Dieu qu’est l’amour ! Elle voudrait que tout un chacun n’éprouve que de merveilleux et chastes sentiments éthérés.
La vie s’est écoulée sur ses frêles épaules de petit bout de femme. Les ans ont passé. Les kilos superflus sont restés et se sont confortablement installés. Sa belle crinière noire et sauvage s’est disciplinée. En devenant poivre et sel, elle s’est réfugiée dans un minuscule chignon serré presqu’au sommet du crâne. Irène Filipoint ne se maquille jamais, porte des vêtements rigoureux, voire sévères. Ses gambettes, fines et presque minuscules par rapport au reste du corps, trottinent à petits pas serrés, donnant l’impression qu’elle roule vers sa destination. Madame la juge impressionne. Madame la juge intimide. Irène n’a pas toujours été comme ça.


Elle ne s’attarde pas dans les couloirs. C’est une journée très chargée, et elle veut prendre le temps de jeter un dernier œil sur le dossier et avoir le capitaine Henri au téléphone, avant d’entendre mon-sieur Bergonses. La garde à vue touche à sa fin, et il ne sert à rien de prolonger inutilement la situation qui reste bloquée. Le prévenu nie tout en bloc, argue de sa bonne foi et des relations privilégiées qu’il avait avec sa femme, même après leur séparation. Il cherche à faire pression avec ses enfants, en mettant en avant le drame qu’ils sont en train de traverser.
De son côté, elle constate un réseau de présomptions, un mobile possible, la jalousie, des déclarations contradictoires et non corroborées depuis son interpellation. Le document, dont il a reconnu être l’auteur, éclaire d’un jour particulièrement pervers le mental de cet homme. En l’absence d’autres pistes, il reste le suspect numéro un. C’est ainsi. C’est un constat.
Compte tenu que la police n’est toujours pas parvenue à mettre la main sur les armes du crime ; compte tenu du maillage relationnel ahurissant autour de la victime, ses parents, son compagnon, le frère et l’épouse de celui-ci, le compagnon du prévenu, la famille de ce jeune homme, les amis et relations, toutes ces personnes se révélant proches et solidaires ; compte tenu en conséquence que les risques de détournement de preuves ou de subornation de témoins est importants, la détention préventive s’impose. Elle s’attend quand même à un combat pied à pied avec l’avocat. Maître Sorino intervient surtout dans les affaires financières. Beaucoup plus rarement au pénal. Mais elle le connaît bien et sait comme il peut être implacable dans ses argumentations.


Henri ne peut apporter d’éléments nouveaux. La nuit a été calme. Hier soir, elle a reçue le rapport de la commission rogatoire. Le sieur Michedon n’apporte aucun élément nouveau. Il confirme que monsieur Bergonses a été appelé en urgence chez un client, suite à un incident technique grave. Le prévenu avait envisagé d’interrompre les vacances et de rentrer tous à Paris. C’est lui-même, Dominique Michedon qui s’y est opposé dans l’intérêt des enfants. Elément qui limite la préméditation, mais dont la fiabilité reste toute relative au vu des relations « privilégiées » entre les deux hommes.
La juge se sent de nouveau frissonner à cette simple évocation.
L’autopsie n’apporte pas davantage d’éléments décisifs. L’arme utilisée est un calibre 38. Un des plus courants. Pour produire des dégâts aussi importants, le coup a été tiré à bout portant. On a d’ailleurs retrouvé des traces de brûlé sur les lambeaux du chemisier. Ces éléments là donnent des idées possibles de scénarii, mais ils ne renseignent en rien sur la personnalité du meurtrier. Si ce n’est, selon l’orientation de l’arme, une possible similitude de taille entre la victime et son assassin. Rien de vraiment flagrant.
La juge pour sa part, a une certitude. Pour pouvoir tirer d’aussi près, le meurtrier doit avoir pu s’approcher très naturellement de la malheureuse femme. Irène Filipoint a encore devant les yeux l’expression étonnée, ahurie de la victime. Le meurtrier est sans nul doute possible un proche. Voire un intime.
Nicolas Vanneaux ne peut pas être suspecté. Ses alibis ont été vérifiés et ne prêtent à aucun doute. Bien avant de connaître les résultats de ces investigations, la juge n’avait pas d’hésitation. Elle en a vu dans sa carrière des mystificateurs et des comédiens ! Mais là, non. Ce garçon ne pouvait pas simuler de tels sentiments. Quand ils sont arrivés sur les lieux, il était dans un violent état de choc. Le soir, le lendemain même, il avait toujours ces yeux vitreux et éteints de ceux qui ne comprennent pas la douleur qui les submerge. La juge ne doutait pas.
Mais pourquoi, Diable, n’était-il pas rentré directement chez lui ?
Question secondaire. Dans l’immédiat, elle va entendre le mari, l’inculper, et le mettre en détention. Simple formalité. Aucun état d’âme. Cet individu est une ordure. Elle sourit vaguement, en pensant à ce vieux procureur qui lui dit un jour : « Mais n’hésitez surtout pas à les mettre en détention ! Si vous, vous ne savez pas exactement pourquoi, ces voyous, eux, en connaissent parfaite-ment de multiples raisons ! ».


Albert se sent étonnamment calme. Le premier temps de la révolte est passé. Il sait maintenant qu’il est pris dans un piège immonde dont il ne sortira pas en ruant dans les brancards. Il se sent pieds et poings liés face à une machine judiciaire qui s’emballe, qui a oublié la balance de son symbole et n’en a gardé que le bandeau sur les yeux.
Il vient d’avoir un entretien avec son avocat. Maître Sorino est catastrophé. Le malheureux est loin de son environnement habituel de pinailleries autour de contrats commerciaux ! Il a promis de s’appuyer sur l’un des meilleurs avocats du barreau, habitué du pénal. Dès à présent il s’est engagé de toute son âme dans la procédure et la défense de son client. Ils ont toujours eu des relations privilégiées. Purement professionnelles, mais privilégiées. Il n’a pas caché qu’il était très pessimiste. Bien sûr, le dossier est vide. Aucun fait tangible ne peut lui être imputé. Toute l’accusation repose sur des présomptions. Uniquement des présomptions. Mais, paraît-il, concordantes. Et Albert a découvert avec ahurissement l’aura redoutable de la juge Filipoint en charge de son dossier.
Non, rien ne sert de ruer dans les brancards. Il doit regarder les choses en face, et élaborer une stratégie. Méthodiquement. Professionnellement, en quelque sorte. D’abord, s’occuper des conséquences immédiates de ce qui lui tombe sur le dos.
Les enfants en premier lieu. Heureusement que sa sœur a pu des-cendre aussitôt pour appuyer Dominique. Encore faudrait-il qu’elle ne veuille pas tout accaparer et régenter à sa guise ! Bien entendu, les petits, profondément perturbés par la mort de leur mère, ne doivent pas, en plus, être confrontés une seule minute à l’idée que leur père puisse être impliqué, en quoi que ce soit, dans cet horrible drame. Maître Sorino a accepté de téléphoner à Dominique dès son retour dans ses bureaux. Et il se rendra sur place à Mimizan dès que possible, lorsqu’Albert aura pu écrire une lettre aux enfants, qu’il leur remettra en main propre. Malgré quelques réticences, il a compris la démarche de son client qui tient, malgré leur jeune âge, à leur dire sans louvoyer toute la vérité. L’avocat a eu l’occasion de dîner à plusieurs reprises chez les Bergonses. Il sait le niveau de transparence que le couple a toujours privilégié dans l’éducation de leur progéniture.
Ensuite, Dominique. Albert ne peut imaginer un seul instant que le jeune homme puisse être envahi du moindre doute. Ils se connais-sent trop bien. Mais le garçon doit être bien démuni et ne pas savoir vers où se retourner. L’avocat aura une lettre pour lui. Une aussi pour sa sœur. Sinon Sophie ne comprendrait pas, et elle se vexe si facilement…
Suzy. Il est impensable que les enfants et lui-même ne soient pas présents à la cérémonie. Maître Sorino lui a confirmé que les ob-sèques pouvaient être retardées, tant que le corps serait gardé à la morgue. Encore faut-il que la famille accepte. L’homme de loi a également pris en charge d’exposer le souhait de son client aux parents de la victime qu’il a déjà eu l’occasion de rencontrer. Albert reste serein à leur sujet. Ses beaux-parents, rigides et prudes, le connaissent trop bien pour pouvoir donner le moindre crédit aux accusations qui pèsent sur lui. Ils lui feront confiance. Et, quelle que soit leur tristesse, ils accepteront de patienter le temps que les choses décantent un petit peu.
Nicolas. Le pauvre garçon. Il est fou de douleur. Et lui, Albert, ne peut rien faire. Il n’est absolument pas souhaitable qu’il lui écrive. Albert a su qu’Olivier l’avait pris en charge le jour même. Il doit toutefois lui faire savoir que lui aussi, il pense à lui. Qu’il lui garde toute son affection. L’avocat, qui a aussi Olivier comme client doit avoir déjà téléphoné.
Enfin, et seulement après, sa défense. Que peut-il faire, coupé de tout comme il l’est ? Il ne comprend rien à ce meurtre immonde. Pourquoi Suzy, qui était la bonté même ? Pourquoi justement ce jour là, à quelques heures du retour de son compagnon ? Alors que lui, Albert était dans la région parisienne ? Il n’a jamais cru aux hasards. Tout ceci a un sens. Lequel ? Et la violence du crime. L’avocat a pu consulter le dossier, et lui a appris les circonstances révélées par les premières constatations. Pourquoi les policiers ne lui en ont dit mot ? Ils attendaient qu’il se trahisse ? Pourquoi cette mutilation ? Justement le sein droit, malade. Ce n’est plus un hasard. Mais un message codé. Lequel ?
Albert a beau réfléchir, tous les intimes, tous les proches, sont d’évidence hors de cause. Mais alors, qui ? Qui ? Il est exact que dans les premières minutes, l’idée que Nicolas puisse être le meur-trier, par désespoir, lui a traversé l’esprit. Il aurait pu apprendre ce que lui, Al, avait partagé avec Suzy à Mimizan. Mais ce garçon n’est en aucun cas violent. Il aimait trop Suzy. De toute manière, il a été totalement disculpé par l’enquête. Alors qui ? Qui ?
Quel que soit le sens où il se tourne, Albert bute sur un mur. Un mur haut et épais. Un mur opaque. Un mur ignoble.
Dans l’immédiat, il n’a pas un instant de répit. Interrogatoires, identification judiciaire, entretien avec son avocat…Il aspire presque à être incarcéré au plus vite. Quand il sera seul, isolé dans sa cellule, il pourra réfléchir. Et il compte bien tout faire pour trouver une explication logique. Elle existe. Il en est convaincu !



Le capitaine Henri s’est rendu au Palais avec le prévenu lorsque le commissaire Jason reçoit les deux inspecteurs retournés au « Train Bleu » pour enregistrer la déposition du garçon de café. Celui-ci valide les déclarations de Nicolas Vanneaux. Pas de trouble. Le serveur donne même quelques précisions supplémentaires qui lui sont revenues entre temps. Mais la chose intéressante a pointé son nez pendant qu’ils discutaient à bâtons rompus avec plusieurs membres du personnel. Subrepticement, comme souvent.
Un autre serveur se souvenait également du client. Il le regardait apparemment avec des yeux pas tout à fait professionnels. Dit plus clairement, il le trouvait particulièrement beau mec et n’y était pas indifférent. Il est absolument affirmatif. Le client s’est levé et a payé quand une femme lui a fait un signe de l’extérieur. Il l’a rejointe et ils sont partis ensemble. Pour le coup, le serveur a perdu toutes ses illusions… Les inspecteurs ont jugé opportun d’enregistrer également cette déclaration là.
Jason a senti un frisson parcourir son échine. De bas en haut, puis de haut en bas. Il connaît bien ce signe. Tout son corps lui dit qu’il est en train de toucher du doigt un élément clé de l’enquête. Son flair lui a bien souvent rendu d’appréciables services. Il « sent » que ces quelques mots anodins vont changer la suite de l’enquête.
Depuis quarante-huit heures ils tournent en rond avec une flopée de proches et d’intimes qui tous se connaissent et sont prêts à jurer de l’innocence des autres. Là, soudain, un nouveau personnage. Un tout petit personnage discret. Au point d’être passé sous silence.
Il fait immédiatement convoquer Nicolas Vanneaux.

Le policier se flatte de toujours rester suffisamment lucide face à lui-même. Or, il doit le concéder. Son appréciation du prévenu a sensiblement évolué ces dernières heures. Dans les premiers temps, il n’avait éprouvé que mépris pour le mari volage de la victime. En outre, il faut bien le dire, ce dernier semblait tout faire pour ne susciter que de l’agressivité à son encontre. Après la première nuit de garde à vue, Bergonses a totalement changé d’attitude. Lorsqu’il est venu lui annoncer que son avocat, prévenu par Olivier Vanneaux arrivait, et qu’il allait pouvoir s’entretenir avec lui, le commissaire s’est permis d’exprimer son étonnement en apprenant que le prévenu, malgré les conditions spartiates de cette cellule, avait profondément dormi une bonne partie de la nuit. Le gardé à vue, au lieu de répondre avec l’arrogance à laquelle il l’avait habitué depuis 48 heures, a eu un sourire triste et contrit.

- « Oui, je comprends que ceci puisse vous choquer, sachant ce que je suis en train de vivre. Je dois être un monstre : je n’ai pas encore trouvé ce qui pouvait m’empêcher de dormir !
Mais c’est dans ce sommeil impératif et lourd que je réussis à me ressourcer. »


En effet. Il était comme apaisé.
Et puis, il y a eu ces quelques phrases échangées avec l’avocat. Un homme respectable, positivement connu sur la place de Paris et même jusqu’ici en banlieue. Un père de famille nombreuse dont les mœurs ne prêtent à aucun doute. Il a exprimé une telle admiration, un tel respect pour le prévenu ! Avant même de l’avoir rencontré il a affirmé sa totale conviction dans l’innocence de son client.

- « Je ne sais pas comment vous dire… C’est comme si vous m’annonciez que l’on a surpris l’abbé Pierre avec deux prosti-tuées dans un hôtel borgne… Mon client se serait laissé couper en tranche plutôt que de lever la main sur sa femme. Il reportait la mise en place de la procédure de divorce, parce qu’il avait peur de lui faire du mal.
Non, croyez-moi… Ou pas, d’ailleurs. Vous faites votre boulot, commissaire. Je suis convaincu que mon client souhaite plus que vous tous que la lumière soit faite sur ce drame horrible. »

Il avait dû expliquer à monsieur Bergonses qu’il ne servait à rien, de batailler à contre-courant. Après l’entretien avec son conseil, le prévenu était serein, comme déterminé. Et il finissait par en être moins antipathique aux yeux du commissaire.


Nicolas Vanneaux est visiblement profondément affecté. Ses yeux lui mangent la moitié du visage. Lui, n’a pas dû beaucoup dormir ces dernières nuits. Dans ces circonstances Jason ne peut s’empêcher d’éprouver une sorte d’empathie pour cet homme. Avec sa voix qui se veut la plus aimable, il demande au garçon des précisions sur la belle inconnue de la gare de Lyon. A sa grande surprise les traits du garçon se figent, et il refuse de donner une quelconque explication.

- « Ah… Cette personne ? C’est une amie que j’ai rencontrée par hasard. Je suis désolé. Mais elle n’est en rien concernée par cette affaire. Et je ne vois aucune raison de dévoiler son identité. Vos hommes ont pu vérifier l’exactitude de mes déclarations… Alors ! Vous ne croyez pas que j’ai autre chose à penser ? »


Le commissaire peut parfois se laisser aller à être sentimental.
Mais le boulot est le boulot, et le frisson sur son échine perdure. Il change brusquement de ton, rappelle qu’ils enquêtent sur un meurtre, que rien en la matière ne sera négligé. Il place habilement dans ses observations que Bergonses est en route pour Fleury, et que leur job n’est pas de soupçonner quelqu’un en particulier, mais tout le monde. Pour finir il informe le jeune homme qu’il doit attendre pour être auditionné par l’Inspecteur Henri à son retour.
Sur ce, il demande à un gardien d’accompagner le témoin dans la « salle d’attente ». Ainsi appellent-ils l’une des cellules de garde à vue dont la porte reste grande ouverte… Pas d’inculpation, pas d’incarcération à proprement parler, mais de poireauter ainsi quelques quarts d’heures sous le regard permanent de l’équipe de garde remet les choses à leur juste place et délie bien souvent les langues.

Quand Henri revient, il le met rapidement au parfum, et son adjoint reçoit le jeune Vanneaux dans le cadre d’une audition formelle. Un gardien s’installe comme secrétaire et positionne l’écran et le cla-vier en bonne position pour la frappe.

- Le commissaire vient de m’informer que vous avez omis de parler d’une rencontre faite lors de votre attente au « Train Bleu »… Nous sommes ici pour y remédier. Vous savez très bien que nous ne devons rien négliger. Qui est cette per-sonne ?
- Je vous en prie inspecteur ! C’est une amie de longue date, et je ne souhaite pas qu’elle soit importunée ou interrogée.
Comprenez-moi !
- Qui est cette personne ?
- Mon… Ma… Mon ex compagne. D’avant ma rencontre avec Suzy. Alors vous comprenez…
- Qui est cette dame ? Son nom ?
- … … Annie Lasvalès.
- Et vous vous êtes rencontrés par hasard ?
- Oui… Non, pas vraiment… Enfin, je…
- Soyez clair et précis monsieur Vanneaux. Dans votre intérêt ! Vous aviez rendez-vous ?
- Comme ça. Pas précisément.
- Vous aviez rendez-vous, oui, ou non ?
- … … Oh… Et puis maintenant, quelle importance ? Je suis ridicule.
- Alors ?
- Oui. Nous avions rendez-vous au « Train Bleu » vers 17 heures 30. C’est elle que j’attendais.
- Mais pourquoi avoir essayé de le cacher ? Pourquoi avoir menti ?
- Je n’ai pas menti ! J’ai dit la vérité !
- Non, vous n’avez pas parlé de ce rendez-vous. Et c’est pour ça que vous avez quitté Nantes plus tôt que prévu !
- Non ! Nous avons fini plus tôt, je ne pouvais pas savoir !
- Alors, ce rendez-vous ?
- Quand j’ai été dans le train je l’ai appelée. Pour savoir si l’on pouvait se voir. Nous avons pris rendez-vous à ce moment là.
Et elle a eu un empêchement.
- Pourquoi vouliez-vous la revoir ?
- … …
- Pourquoi ??
- … Elle… Elle était venue me voir à Nantes dans la semaine. Et nous nous étions réconciliés.
- Vous étiez fâchés ?
- C’est elle qui m’a quitté. Pour un autre. J’ai rencontré Suzy quand j’étais sous le choc de cette séparation, il y a deux ans.
- Et c’est elle qui vous avait recontacté ? Ou vous ?
- Elle avait appris par un ami que j’étais avec le « Royal Bazar » à Nantes. Elle est venue pour provoquer notre ren-contre.
- Pourquoi ne pas avoir parlé de cette personne dès les pre-mières auditions ?
- … … Vous croyez que je sais ? J’avais honte, très honte je crois. C’est la seule fois où j’ai fait une infidélité à ma femme. Avec une ex, en plus ! Je ne voulais pas que ça se sache. Pour Albert, pour les enfants…
De toute façon, je ne lui avais donné rendez-vous que pour bien lui expliquer que ce qui s’était passé entre nous n’était qu’accidentel. Que je ne quitterais jamais Suzy et les enfants pour retourner avec elle.
- Elle ne le savait pas ?
- J’ai essayé de le lui expliquer à Nantes. Mais elle n’a rien voulu entendre ! Elle disait qu’elle m’aimait. Plus qu’avant. Qu’elle avait compris ses erreurs. Que tout était de nouveau possible.

Hé bien, hé bien ! Voici que l’affaire se présentait sous un autre jour ! Le petit compagnon tellement traumatisé. Tellement innocent, tellement pur Pas si pur que ça semble-t-il ! Peut-être pas aussi innocent qu’il prétend en avoir l’air. Et cette Annie Lasvalès ? Quel rôle peut-elle bien jouer là-dedans ?

- Cette amie… Elle vous a dit je suppose pourquoi elle était en retard à votre rendez-vous ?
- Non, pas vraiment… Si… Elle m’a dit qu’un aigrefin avait débarqué chez elle à l’improviste, et qu’elle n’avait pu ni se débarrasser de l’importun, ni me téléphoner.
- Et vous l’avez crue ?
- De toute façon, je m’en fichais. J’étais en colère d’avoir attendu pour rien, alors que Suzy était sans doute rentrée à la mai-son. Et j’ai été très désagréable, refusant d’aller boire un verre et de discuter. Je lui ai dit qu’elle n’avait pas changé, toujours aussi égocentrique, et que c’était préférable que nous ne cherchions plus à nous revoir. Mon train était en gare. Je suis monté sans lui dire au revoir. J’étais très colère !
- …
- Et après, arrivé à la maison… Mon Dieu… Je n’ai plus repensé à Annie jusqu’à cet instant-ci.
- Vous devez la revoir ?
- Comme je n’ai plus rallumé mon portable, elle a essayé de me joindre chez mon frère. Mais j’ai refusé de lui parler.


Hé bien voila ! Il ne peut quand même pas inculper ce pauvre garçon d’obstruction à une enquête de police ! Comment réagirait-il, lui-même, dans de telles circonstances ?
Ce qui est sûr, c’est que ladite enquête est bel et bien relancée ! Faut qu’il raconte au vieux. Il ne doit attendre que ça, le gros !

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