mercredi 4 février 2009

Chap XIII Le Commissaire Jason




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Depuis qu’il vit seul, le commissaire Jason a choisi d’habiter un petit appartement du vieux Corbeil. Un vieil immeuble, bien entretenu, proche de la rue Saint Spire, du marché, de toutes les commodités indispensables et même superflues. Pas de jardin à entretenir. Pas de réparations et de bricolages. Le rêve. En longeant la Seine, en un quart d’heure il rejoint Evry et le commissariat. Habituellement sans rencontrer ces satanés bouchons de circulation qui polluent la région parisienne, même en banlieue éloignée. Il est vrai qu’avec ses horaires ! Il n’aurait pas trop de soucis. Quoique. Lorsqu’il passe sous le pont de la Francilienne, il n’est pas rare qu’il y voit des files à l’arrêt, bloquées dans la cuvette du pont qui enjambe la Seine. A n’importe quelle heure. Depuis des années, des travaux sans cesse renouvelés rendent ce trajet chaotique. Ah, la mise en place de ces villes nou-velles !
Les horaires, Jason s’en fiche éperdument. Personne ne l’attend chez lui, à part son chat. Qui dispose d’une chatière dans la porte du balcon, lui permettant d’aller à sa guise. Les toits de la vieille ville sont un prodigieux terrain de jeu pour lui.
La vie rêvée des chats. Se balader, chasser, courir la gueuse, manger n’importe quand, il trouve toujours son assiette ap-provisionnée lorsqu’il n’a pas attrapé de moineau. Et dormir. Dormir. Où qu’il se trouve à l’instant voulu, il ne manque jamais le moment où son maître rejoint son couchage. Dans la minute qui suit, il se love dans le creux formé par les genoux repliés. Et Jason n’ose plus bouger.

L’homme n’a aucune amertume vis-à-vis de son métier. Ce ne sont pas les contraintes qui l’obligent à des horaires impossibles. Ce sont ses propres choix. Bien entendu, il a parfaitement conscience du stress parfois insupportable qu’engendre ce métier. Il en a vu des jeunes et des moins jeunes craquer à cause d’une pression trop forte. Il en a connu des drames et des grincements de dents. Mais lui, il a simplement, lucidement, choisi de donner la priorité à son travail. Tout le reste n’est que fadaise. L’argent, la politique, le sport, les femmes, la femme, la vie familiale, les enfants.
Lui n’en a retiré que des gnons, des gifles, des amertumes.
Et sans son boulot, il serait depuis longtemps tombé dans une déprime totale. Ou dans un alcoolisme sévère. Ce qui est loin d’être le cas. Ok, il ne crache pas sur quelques bières dans ses moments de trop grande solitude. Son œuf colonial en sait quelque chose ! Mais il y a bien longtemps qu’il n’a pas pris une véritable cuite.
Quand ces pensées traversent son esprit, il a un petit sourire amer et un haussement d’épaules. Solitaire. Que n’a-t-il lu sur les difficultés psychologiques de son métier ! Le stress inhérent. Le nombre de suicides dans la profession plus important que la moyenne. Tout cela est vrai. Mais comme dans tous les métiers, il y a ceux qui le choisissent par vocation, ceux qui s’illusionnent sur son importance, sa potentialité de pouvoir et de domination des autres, ceux qui n’y voient qu’un gagne pain et ne sont pas préparés à y subir toute la pression du monde. Ceux qui choisissent la sécurité. Sécurité de l’emploi, sécurité d’être du côté du manche. Et ceux là, les pauvres ! Ils en prennent plein la poire.
Ils n’ont pas du tout pensé que lorsque la cognée manque sa cible, c’est parfois la main et les doigts qui rencontrent l’enclume. Et plus il y a de force mise dans le coup frappé, plus les doigts se font écraser.
Lui aussi, tout commissaire qu’il est, a parfois eu les doigts méchamment pris entre le manche et l’enclume. Mais il a très vite appris à mettre un solide gant de mailles tressées avant d’armer son bras. Et ce gant, c’est, entre autre, son allure bougonne et autoritaire. Un vrai ours. Il est craint. Donc respecté. Aussi bien par ses officiers et ses équipes, que par les autorités et les magistrats. L’enclume en est souvent recouverte par un tapis de mousse.

Le commissaire n’est pas un méchant type. Loin de là. Sous sa bonhomie un peu brute de décoffrage, il a même un cœur en or. Tous ses hommes (dont quelques femmes !) vous le diront. Au premier abord, un ours mal léché. Sûr. Sa corpulence y est pour beaucoup. Il intimide avec ses un mètre quatre-vingt-dix, et ses cent trente kilos. Il ne fait pas obèse à proprement parler. Sa carrure impressionnante, ses épaules de déménageur et ses bras d’haltérophile ont à eux seuls un sérieux impact sur la balance ; Il faudrait certes plus de quatre mains pour faire le tour de ses cuisses, et son assise est confortable ; Toutefois, ce sont son estomac et son ventre qui ont dû plus d’une fois bloquer l’aiguille au-dessus du maximum du cadran ! Vu de profil, la chose est particulièrement impressionnante. On se demande comment il peut tenir en équilibre et s’empêcher de tomber en avant. Les bières. Le manque d’activité physique.
Son visage, poupin fatigué, aux cernes fortement marqués, est comme radouci par un collier de barbe d’une blancheur immaculée. Blancheur qui contraste avec le reste de sa chevelure, noir jais, encore abondante et désordonnée, malgré une légère tonsure qui gagne du terrain. Raison pour laquelle il vaut mieux ne pas le regarder de dos.
En fait, il est préférable d’éviter son profil, et dans la mesure du possible, son dos. Ne reste plus qu’à le regarder de face !
Ça tombe bien, la plupart du temps il est assis à son bureau.
Des lunettes à la fine monture d’écaille et aux verres légèrement teintés n’adoucissent pas son regard perçant et autoritaire d’homme habitué à commander. Cependant, ceux qui le connaissent bien vous diraient que ces yeux sombres révèlent souvent une surprenante douceur avec les personnes qu’il estime, particulièrement avec les jeunes collègues lorsqu’ils expriment leur enthousiasme et leur foi en leur profession. D’aucuns disent même avoir parfois vu ce regard brouillé de larmes.

Non, vraiment, le commissaire n’est pas un méchant type. Il n’a pas eu une vie très facile. De notoriété publique, son mariage a été un lamentable échec. Sa femme était plus souvent dans des réunions et des manifestations d’associations caritatives qu’au domicile familial. Avec son boulot à lui, ça ne facilitait pas les choses. Son fils, probablement trop laissé à lui-même, n’a jamais rien fait de sérieux. Il continue, à trente ans passés, à papillonner de petits boulots en petites combines. Le père ne voit le rejeton que lorsque ce dernier a vraiment besoin de pognon.
Pour finir, sa femme l’a quitté pour un gauchiste pur et dur qui vomit tout ce qui relève plus ou moins de l’autorité de l’état. Sa fille, légère handicapée mentale, ne quitte pas sa mère qu’elle suit comme un petit chien.
Jamais personne ne l’a entendu se plaindre ou même simplement maugréer sur son sort.
Il vit seul, dans son minuscule deux pièces.
Beaucoup de bruits ont courus sur ses aventures sentimentales. Il plaisait aux femmes, il plait encore, et il n’a jamais fait de fausses manières. En se montrant toujours discret, respectueux, même et surtout lorsqu’il s’agissait de femmes mariées.
Jamais une fanfaronnade.
Malgré ses succès connus ou murmurés, il n’a plus jamais voulu entendre parler de se mettre à la régulière. Lorsqu’elles ne peuvent pas l’accueillir, il amène ses maîtresses dans un petit hôtel discret de la périphérie. Seule visite féminine dans son petit appartement, une femme de ménage vient deux fois par semaine ranger l’antre de cet ours solitaire.


Non, le commissaire n’est pas un méchant type.
Mais lorsqu’il a lu ce torchon écrit par une respectable personnalité de la ville, marié et père de trois enfants de surcroît, il a eu la nausée. Autant de bassesses et de perversions intégrées dans tout un discours normatif… C’est tout juste si cet individu ne prétend pas décrire un nouveau monde idéalisé.
Oui, il ne voyait pas d’autre mot pour définir son ressenti : la nausée. Il en a vu des trucs et des machins dans sa foutue longue carrière ! Des crimes révoltants. Des actes de fous, de tarés. Toutes les bassesses et les perversions du monde sont passées dans son bureau. Mais il a toujours conservé la même intolérance pour ce qui reste à ses yeux le pire des crimes : l’abus sexuel et physique des enfants. Il n’en a vu que trop, parfois de tout petits, de ces mômes et de ces fillettes traumatisés à vie ! Hélas, oui, il n’en a que trop vus ! Et il n’a jamais fait de cadeaux à ces ordures d’obsédés pédophiles !
Et là… Oh, Ok… Ne pas confondre ! Ok, ok. N’est-ce pas un peu trop facile de tenir un discours libertaire en défendant des actes entre adultes consentants ? Ceux qui le connaissent ne peuvent vraiment pas dire qu’il est coincé du cul. Comme lui-même le dit de la mère Filipoint.
Mais en réalité, que se cache-t-il au fond de ces âmes perverses qui n’hésitent pas à étaler de telles transgressions en pleine lumière ? Faire et afficher ! Il y a quand même une sacrée différence ! Surtout lorsque cette âme diabolique prétend ne faire aucun choix et refuse de dire vraiment son nom. Un pédé, bon ça passe. Un accident de la nature. Un raté quelque part. Un handicap. Il le sait bien, lui, par expérience, que les fêlures de la nature on n’y peut rien.
Et puis ces invertis, souvent honteux et discrets, ne sont pas bien méchants. Ils font surtout du mal à eux-mêmes et à leur famille.
Mais une âme immonde qui saute sur tout ce qui bouge. Qui fait flèche de tous bois. A voile et à vapeur. Une de ces immondes créatures qui sont responsables de l’arrivée du Sida chez les hétérosexuels !
Tiens. Rien que son chapitre sur sa conception de la fidélité ! Un sacré morceau d’anthologie quand même ! La « biodiversité amou-reuse » ! N’importe quoi ! Je me permets tout, je ne m’interdit surtout rien, et après je rentre tranquillement chez moi. « Chérie, mon cœur, je n’ai fait que penser à toi ces dernières heures. Tu as préparé la soupe ? ». Que peut-on espérer trouver dans ces âmes noires ? Le pire. Le mal est caché, là, sous les belles paroles. Le pire qui peut survenir à tout moment. Qui ne doit pas surprendre. Qui ne le surprend pas.

Non, non, le commissaire n’est pas un méchant type. Lorsque l’affaire a éclaté hier, il comprenait les soucis et les interrogations de ses supérieurs, du préfet, du procureur… Il eut été sacrément plus confortable que monsieur Bergonses soit très rapidement innocenté, et que le (trop) jeune compagnon de la victime, vaguement artiste, vaguement assisté, comme tous les intermittents, soit le seul responsable. Mais maintenant, son regard est changé du tout au tout. Finalement, ce Nicolas Vanneaux a essayé de sortir des griffes d’un pervers une femme de qualité qui méritait bien mieux que ce dont elle avait hérité. En outre, en reconstituant une cellule familiale normale, ce garçon améliorait les perspectives d’avenir des enfants !
Bien sûr, l’autre, ce pervers polymorphe ne peut pas accepter qu’une proie lui échappe. Il pensait avoir reconquis le cœur de sa femme pendant les vacances. Elle lui échappe de nouveau. Alors…
Parce que le commissaire n’est pas un méchant type, depuis la découverte du journal intime, il s’il même dit que c’était une bonne chose que ce ne soit pas lui qui conduise cette enquête. Il aurait pu avoir du mal à être suffisamment objectif. Surtout en travaillant avec la mère Filipoint.
Il en est certain. A la lecture de ce brûlot, elle a dû avoir exactement les mêmes réactions que lui. Il la connaît tellement bien !
Le capitaine Henri est un excellent officier de police. Très rigoureux, très professionnel, ne laissant rien au hasard. Toutefois, peut-être un poil trop discipliné.
Si la juge lui demande de fouiller, il va fouiller. Sans concession.
Si elle lui conseille de laisser tomber autre chose, il risque fort de laisser tomber.
Alors qu’ainsi, lui, Jason, avec la distance nécessaire, pourra servir de modérateur. C’est fou, après tout ce qui vient de lui traverser l’esprit ! C’est fou, mais il sait parfaitement qu’avec un peu de recul il saura rester objectif.
C’est aussi ça, l’expérience.




Henri n’aime pas la situation bâtarde dans laquelle il se trouve plongé par force. Il préfère avoir la totale maîtrise de l’enquête qu’il dirige. Avec une petite équipe rapprochée. Ses « fidèles », comme il se plaît à dire. Mais cette fois, dès qu’il a eu procédé aux premières constations et qu’il en a référé au parquet, il a tout de suite compris que ça allait être le branle-bas de combat. Le procureur lui a demandé de prévenir le commissaire en le priant de se rendre sur les lieux. Il a annoncé son arrivée avec la juge.
Mobilisation extraordinaire pour un vulgaire meurtre. Vulgaire ? Non. Il le sait bien. Et pour couronner le tout, Jason qui débarque avec le petit lieutenant tout frais émoulu ! Comme s’ils n’étaient pas en nombre suffisant sur place !
Sa récente nomination au grade de capitaine n’a pas grande signification. Une vague promesse de prendre la succession du patron lors de son départ à la retraite. Il continue de faire son boulot d’officier de police judiciaire, comme avant. Avec la même équipe.
Lors de la restructuration des bureaux, lorsqu’il a été informé qu’il ne s’installait pas dans le bureau du commissaire, ses états d’âme ont été contradictoires. D’abord un sentiment d’injustice d’être ainsi mis à l’écart, rejeté, avec la crainte que ce soit un bâton jeté mé-chamment dans la roue de sa promotion. Il avait pourtant toujours considéré qu’il existait une réelle et profonde estime entre le patron et lui. Crainte aussitôt recouverte par une vague de soulagement. Dans l’immédiat il n’aurait pas à composer ! Il gardait pou quelques temps encore les coudées franches. Il s’est sans plus attendre replongé avec bonheur dans ses tâches habituelles.
Très vite il a pu constater qu’il n’y avait aucune marque de rejet de la part de Jason. Ce dernier le tient parfaitement au courant de tout, lui délègue de plus en plus de responsabilités. La bonne entente en fait perdure. Va savoir pourquoi le vieux n’a pas voulu partager le bureau avec lui !
Même dans cette affaire, Jason lui fait totalement confiance. Il veut être tenu au courant du déroulement de l’enquête, et a voulu as-sister à l’audition de l’ex mari. Rien d’inhabituel.
Quant à la juge…
Henri n’a pas du tout aimé son attitude lorsque le petit lieutenant a découvert que l’ex mari ne se trouvait pas comme prévu sur son lieu de villégiature. Madame Filipoint se focalise sur les deux suspects à portée de sa main. Le compagnon, qui a découvert le corps, qui pourrait très bien jouer la comédie, et l’ex mari qui ne se trouvait pas là où il aurait dû être. L’inspecteur sait bien que les choses ne sont jamais aussi simples ! Il devra, comme toujours, mener une enquête longue et minutieuse. Chercher le troisième homme.
Ou la femme ? Non. Le crime est trop odieux pour avoir été commis par une femme. Pourquoi une femme mutilerait-elle ainsi la poitrine d’une autre femme ? Il n’y a qu’un homme pour être de la sorte obsédé par des seins !

« Et la découverte du journal intime du prévenu dans une clef USB qu’il portait sur lui. Le remue-ménage qui s’en est suivi.
Le texte est pompeux et grandiloquent. Parfois choquant. Mais pas de quoi en faire un monde ! La juge ne semble pas de cet avis. Elle semble même soupçonner que ce document ait été mis là afin d’y être trouvé. Dans l’intention d’accréditer l’innocence du suspect !
Elle veut que l’on vérifie tout. Elle a fait une commission rogatoire pour que le fameux compagnon, Dominique Michedon, soit en-tendu, là-bas, à Mimizan.
Et ce Jean-Yves Lauraison, qui a téléphoné à la victime la veille de sa mort pour la rencontrer. Je l’ai convoqué.
Bien entendu, j’ai mis une équipe pour vérifier l’alibi tarabiscoté du jeune Vanneaux.
Je vais fouiller dans les moindres recoins de la journée de Bergonses. J’ai envoyé perquisitionner son appartement. Voir s’il n’y aurait pas des traces d’un passage récent. Et faire une fouille en règle. On ne sait jamais. Sans trop d’illusions : nous l’avons laissé rentrer chez lui le soir du meurtre.
Les armes du crime, le révolver gros calibre et l’arme blanche n’ont toujours pas été retrouvées. C’est un petit problème mais je n’aime pas ça.
Bien sûr, si Vanneaux était le criminel, au vu des horaires, il aurait très bien pu rentrer chez lui, commettre le meurtre, repartir, se débarrasser des armes et retourner à la gare pour simuler une arrivée à 8 heures 20. Mes gars ont retrouvé le taxi. Il a bien chargé le suspect à cette arrivée là pour le conduire au pavillon. Seulement il attendait devant la gare. Il n’a donc pas pu voir son client descendre du train. C’est une heure où il y a pas mal de trafic. »


Henri était dans ces réflexions quand ses gars partis enquêter au « Train Bleu » l’ont appelé. Ils avaient sans peine retrouvé le garçon de café qui avait servi Nicolas Vanneaux dans l’après midi. Cette personne confirme absolument que le témoin est resté plus de deux heures seul, sans rien faire de particulier, lui commandant alternativement une bière ou un café. La plupart du temps, il sommeillait. Comme quelqu’un de très fatigué. Le serveur n’a pas été particulièrement intrigué. Il n’est pas rare qu’un client attende quelqu’un, ou qu’il ait manqué sa correspondance et attende la suivante.
Le compagnon de la victime est effectivement parti vers 19 heures, il a appelé le garçon à peu près vers cette heure là pour régler ses dernières consommations. Il est parti seul. Sur ce point le témoin ne peut pas être totalement affirmatif, quelqu’un aurait pu l’attendre hors du café. Il n’y a pas prêté attention.
Bien. L’essentiel est que l’alibi du jeune homme soit clairement validé. Il est effectivement rentré sur Evry par le train de 19 heures 40 arrivant ici vers 20 heures 20. Surprenant de préférer poiroter dans un café plutôt que de rentrer fissa chez soi prendre un bon bain et éventuellement faire un petit somme ! Henri en a vu d’autres.
Explication possible, dans le fameux manuscrit il est fait allusion au fait qu’il ne se sent peut-être pas encore tout à fait chez lui dans cette maison, ce qui peut se comprendre. Dans ce cas on peut admettre qu’il ait eu quelques réticences à rentrer seul alors qu’il savait sa femme à l’extérieur.

A contrario, les alibis de Bergonses se cassent tous la gueule uns à uns. Après avoir dit qu’il avait passé la journée avec son client, il a bien dû reconnaître qu’il l’avait quitté vers 14 heures 30. Il a alors dit s’être promené un moment sur les Champs Elysées, avoir bu un pot au Georges V, puis être allé dans ses bureaux près de la gare du Nord. Mais il n’a rencontré aucune connaissance sur les Champs, personne ne l’a remarqué au Georges V, ( comme par hasard il s’est arrêté dans un établissement important, où en pé-riode estivale les flux de clients n’attirent aucune attention particulière !), il n’a rencontré ni vu personne dans ses locaux ou les environs. Il a bien téléphoné à sa mère pour confirmer son arrivée, mais avec son téléphone portable. Il peut l’avoir fait de n’importe où. Reste à déchiffrer les données du fournisseur d’accès, mais ça va prendre du temps.
Le gars s’est insurgé quand on lui a demandé son emploi du temps pendant les deux bonnes heures qu’il est sensé avoir passé à son bureau ! Pas de dossier en cours. Pas de travail visible. Comme on avait trouvé son journal intime, il a finalement dit qu’il avait travaillé dessus, essentiellement pour le relire et faire des corrections.
Il a répondu, non sans avoir au préalable poussé de grands cris, et avoir accusés la police et la justice de s’immiscer dans sa vie privée et de la piétiner. « Quand elle s’étale à la une en rouge sang, une vie privée n’est plus une vie privée ! » La réponse sèche de l’inspecteur l’a un peu calmé.

- « On pourrait également espérer que face à de telles souffrances vous n’éprouveriez pas le besoin d’y rajouter des humiliations ! ».

Ce genre de personnage cherche toujours à avoir le dernier mot. Reste que, avec son ordinateur portable, il pouvait faire les correc-tions n’importe où ! Y compris dans le train entre Paris et Orléans, pour peaufiner un alibi ! Reste que les écrits du jour sont ridiculement courts et se terminent par une note sur les points à développer ultérieurement ! Note qui elle aussi peut avoir été rapidement bâclée dans le train.
Non, vraiment, la juge va s’engouffrer dans ce vide abyssal avec une délectation non feinte ! Il faut bien lui rendre compte. Et elle n’a pas caché son intention de le mettre en détention provisoire.
Plus que quelques heures avant la fin de la garde à vue.



Puant. Ce mec est puant. Le commissaire Jason maîtrise sa colère avec difficulté. Il ne doit pas intervenir. Henri fait impeccablement son boulot. Il fouille chacune des pistes possibles. Tant que la garde à vue peut se prolonger, il interroge et réinterroge le prévenu. Il cherche à comprendre. A réunir le maximum d’éléments pour que la juge puisse décider en connaissance de cause. Et ce type qui le prend de haut. Qui fait une crise quand il apprend que son compagnon a été entendu par commission rogatoire. Qui nous reproche de le tenir éloigné de ses enfants qui ont besoin de lui.
Bon, ça, les pauvres mômes ! Apprendre que leur mère est décédée, et leur père entendu par la police !
Le frère de Nicolas Vanneaux, s’est démené dans tous les sens depuis le début de la matinée. Il a alerté madame Sophie Labèche, la sœur du prévenu, qui a immédiatement pris le train pour Mimizan. Elle y est à l’heure qu’il est. Cet Olivier Vanneaux a également prévenu l’avocat. Apparemment, ils ont le même cabinet. Mais ils peuvent tous se démener. Le fait est là. Tout accuse Albert Bergonses. Le mobile. Sa présence dans la région parisienne. L’absence d’alibi, ou tout au moins d’explications plausibles. Il dit tout et son contraire. Il hurle qu’il devient fou.

« Ça ne fait pas avancer les choses ! Et si au moins il restait correct ! Mais il regarde de haut le capitaine Henri, il me parle avec mépris, nous reproche continuellement de fouiller dans sa vie privée quand on lui demande des précisions sur son texte !
Toutes les autres investigations s’avèrent vaines. Le fameux Jean-Yves Lauraison, qui avait téléphoné à madame Bergonses pour la rencontrer la veille de sa mort est en fait un ancien collègue et ami. Il avait besoin de conseils et de parler de son nouveau poste qu’il va occuper à la rentrée. Ils se sont effectivement vus la veille du drame. Ils en ont profité pour aller voir un film. Le jour du meurtre, il était dans le TGV pour une visite dans sa famille. Rien de trouble ou de douteux. Heureusement d’ailleurs. Pendant sa déposition voila-t-il pas qu’il annonce, innocemment, qu’il avait été le compagnon de monsieur Bergonses autrefois ? Avant son mariage. Que c’est en fait lui qui a fait se rencontrer les futurs époux. Quel sac de nœuds ! Tout ça sent mauvais, une vraie pourriture ! Quelle mentalité ! Et le monde enseignant qui est gagné par cette gangrène lui aussi ! Beurk, beurk ! Mais bon. Les deux hommes ne se sont pas revus depuis des années. Même pas envisageable d’avoir le moindre petit soupçon de complicité. Enfin. Faut suivre ça quand même ! Bien sûr.
L’Inspecteur Henri a même voulu entendre le jeune Vanneaux, Thomas, oui, c’est ça. Parce que dans le « journal » il y avait une vague allusion à une vague menace si on faisait du mal à son frère. Mais le pauvre môme ne savait rien des derniers événements. Le jour du meurtre il était animateur au Centre de Loisirs de Vaires, comme tous les jours.
Henri a raison de tirer tous azimuts, ne serais-ce que pour montrer qu’il ne néglige aucune piste. »



Jason est las, lorsqu’il quitte le Commissariat. Cette grande bâtisse moderne mais impersonnelle flanquée contre le blockhaus haut sur pattes de la Préfecture.
Une petite équipe va continuer à fouiller et à compléter le dossier. Mais cette nuit ils ne pourront pas faire grand-chose de plus. A part interroger et réinterroger le prévenu dans l’espoir de le faire cra-quer ! En attendant le rapport de la commission rogatoire de Mimizan.
Demain, la garde à vue se termine. En l’absence de nouvelles informations, la juge Filipoint va se prononcer pour l’incarcération. C’est sûr. Oh, on ne parlera pas d’affaire de mœurs ! Juste un drame de la passion. Un mari abandonné et jaloux.
Ça attirera des larmes émues aux coins des yeux des bonnes âmes de la commune. « Quel malheur, vous vous rendez compte ? Un homme si bien ! » Et le scandale sera évité.
Dans quelques petites semaines, on n’en parlera plus.

Après un salut informel au gardien en charge de la barrière, tout en conduisant, le commissaire continue de réfléchir. Ce n’est pas son enquête, bien sûr. Rien à redire sur la façon dont Henri conduit la procédure. Par ailleurs, la juge a un flair qui l’a bien souvent laissé baba d’admiration. Or, dans cette histoire, son opinion semblait faite dès les premiers instants.
Mais il reste quand même de sacrées zones d’ombres, et Jason n’aime pas ça du tout. Bien sûr, aucune arme n’a été trouvée, et le prévenu continuant de nier, il ne risque pas de donner un indice ou une piste. Ce sont surtout les circonstances du meurtre qui clochent. Cette mutilation. Ce bustier sauvagement arraché, et la croix effroyable sur le sein. Sur un seul sein. Pourquoi une croix ? Ça, le policier ne le sent pas bien. Il n’éprouve qu’un profond mépris pour le prévenu. Ce genre de type, prétentieux et suffisant, qui croit que rien ne peut lui résister, qui intellectualise et justifie à postériori des égarements malsains, il en a une sainte horreur. Mais de là à mutiler la femme qu’il a aimée ! Gratuitement, sans raison ! Même avec en filigrane l’histoire du cancer. D’ailleurs non confirmée : la biopsie devait être faite ces jours-ci. Il y a vraiment quelque chose qui cloche. Et pour sa part, il continue à chercher une explication plausible.
Il ne saurait dire pourquoi, mais il est convaincu au plus profond de ses tripes que la clef de toute l’affaire se cache dans cette mise en scène.
Il a dit son questionnement à la juge. Pour elle, pas de problème. L’explication est dans le « journal intime » du prévenu : Le cancer. Cette mutilation, justement du sein affecté, est une sorte de cri de rage. De dénégation. Il a voulu tuer l’Allien qu’il voyait toujours là. A voir aussi si la maladie ne peut pas également avoir sa part dans le mobile du crime lui-même. Le commissaire reste dubitatif.

Ce n’est pas lui qui décide. Ce sont les magistrats. Après tout, eux dans la police, ils exécutent les ordres ! Ils ne sont jamais responsables des incarcérations.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Un bisou, pour rien :-) pour le plaisir de laisser une trace ici.