lundi 2 février 2009

Chap VI De la fidélité




6






Dominique a réagit, lorsque hier soir, j’ai parlé de mon rendez-vous à Torcy, près de Marne-La-Vallée. Ses parents habitent tout près, dans un recoin de Vaires, un petit pavillon presque enchâssé entre les immeubles d’une résidence cossue.
Je prévoyais de déjeuner avec Brigitte, ma jeune chef de projet en poste chez ce client, et de toute façon, je ne me serais pas permis de m’inviter chez eux, seul, un midi de semaine, même s’ils se trouvaient être libres. Pas sans Domi. Je ne les connais pas assez. D’autre part personnellement, je trouverais assez malvenu de me laisser inviter lorsque mon temps est chronométré et que je ne peux compter sur la disponibilité indispensable pour faire honneur à mes hôtes.

Et heureusement. Bien entendu les choses ne se sont pas goupillées comme prévu. Une difficulté lors de la visite qui précédait, et je suis arrivé très en retard. En ayant prévenu. (Ouf, merci les portables !). Conséquences en cascade, j’ai quitté le bureau de mon client très largement après treize heures. Ma collaboratrice ne m’avait pas attendu, elle était partie déjeuner avec des collègues. J’ai eu un moment de flottement. « Avant », avant ma rencontre avec l’homme qui, de façon tellement improbable, est en train de remplir ma vie, cette configuration était celle qui m’aurait conduit sur quelque « plan Q » vite fait bien fait. Mais là, même pas envie. Même pas venu à l’esprit. Rattraper le temps perdu, rentrer au bureau, en prenant quelque sandwich au passage ? Aller quand même déjeuner dans la petite auberge où j’avais réservé ? De toute façon, il allait falloir que je les appelle. J’avais trop faim, et une chape de flemme remplace progressivement le stress de la matinée. Je n’ai pas d’obligation dans mes locaux en début d’après-midi. Va pour le restaurant.
La gargote à deux étoiles se situe Avenue de Claye. Pas toujours facile de se garer. Je trouve une place juste à l’entrée de la rue des Cités. , Il faut que j’arrive avant la fermeture quand même ! D’un pas vif je me dirige vers mon objectif quand je m’entend interpeller avec vigueur :

- Oh ! Al ! Hé, oh ! Al…

Cette voix… Oui, c’est bien lui… Thomas…

- Mais que fiches-tu là ? Tu n’es pas sensé être au lycée, toi ?
- Ben, il est juste là, le bahut…
- Ah… Excuse, je ne savais pas. C’est vrai que vous habitez le coin.
- Et toi, tu fous quoi, là ? Tu montes en plan dans le dos de mon frangin, hé ?
- Ben voyons… Je n’arrête pas, dès qu’il a le dos tourné !
- Méfie-toi… Je deviens très méchant si l’on fait du mal à mon reuf !
- Des menaces ?!!
- Lol… Non, sérieux, j’ai été super content de la nouvelle. T’es cool, et mon reuf, je le reconnais plus. Même qu’il sourit des fois !
- Vachard… C’est pour lui casser du sucre sur le dos que tu m’as appelé ?
- … Non, vrai, je suis super content de te voir. J’ai un truc à te demander, sûr, ce soir j’aurais téléphoné.
- Oui, mais si je traîne, mon restau va fermer, et j’ai comme un creux, là…
- Oh… Scuse. T’as pas bouffé ? Je peux t’accompagner un peu ?
- Viens, viens, et même si tu as le temps, tu boiras un pot. D’ici qu’ils me servent !
- Du temps, ça va. Le prof de philo a la crève. Je rentrais à la maison.


Après m’être excusé pour le retard important, je passe commande. Il n’y a presque plus personne dans la salle, mais je suis quand même connu et bon client. Thomas sirote son satané coca, beurk, j’ai pris un Américano. Un peu envie d’amertume, moi aussi.

- Alors, ce « truc » ?
- Un truc de ouf ! Encore une idée super du machino… du prof d’informatique.
- Ah… Ok… Raconte ? Si je peux t’aider ? Mais tu sais, il y a longtemps que j’ai quitté l’école, moi !
- Ah, là, je suis mort de rire !
- Raconte ?


Je souris de toutes mes dents… (Dont je ne suis pas trop mécontent…) Il est trop, ce môme. Une petite boule sur roulette, tout rond, tout jovial. Mais pas un rond mou. Non, non. Un rond vif argent. Une pièce de cent écus, en quelque sorte. Il a une tignasse invraisemblable, toute bouclée, qui entoure un visage avenant et semble vouloir mettre en valeur d’immenses yeux sombres aux longs cils recourbés. Ses sourcils, continuellement relevés font penser qu’il est en permanence étonné de ce que la vie peut lui réserver de merveilleux. Il a une tchatche pas croyable, un à propos qui décoiffe et une perpétuelle dérision des choses de la vie. Je comprends volontiers qu’à, à peine dix huit ans, il collectionne les conquêtes féminines. Toutes les filles doivent avoir envie de le choyer !
Mais là… Ses sourcils se sont froncés et se rejoignent au dessus du nez. Les choses sont donc si sérieuses ?
Il me présente son problème, de façon très claire, bien structurée, bien analysée. Dans le tableur Excel, il doit réaliser un tableau de bord de gestion sur douze mois glissants, avec un certain nombre de formules faisant appel à des fonctions financières et de recherche complexes. D’accord. Je suis sûr qu’il serait capable de résoudre ça, tout seul, comme un grand ! Je le lui dis.

- Mais attends ! Le plus ouf c’est les contraintes : interdiction de faire figurer plus d’un mois par feuille, et être capable de re-construire le tableau en contrôle, en partant de rien, en moins d’une heure ! Il est tombé sur la tête, c’est pas possible ! Douze feuilles plus la consolidation, donc au moins treize feuilles mises en forme en moins d’une heure, même en faisant des copies… Ça va pas la tête ?
- Ah, d’accord ! Jusqu’à présent, je ne voyais pas trop où tu pouvais coincer. Tu ne connais pas la technique de travail sur feuilles multiples ?
- Ben… Je vois pas ?
- J’adore les pédagogues qui pensent que c’est en vous laissant ramer et chercher seuls que vous mémoriserez le mieux. Seulement ils ne tiennent pas compte un seul instant de l’aspect « mauvaises habitudes prises » ! Et Visual Basic, tu connais un peu ?
- J’ai fait des trucs sur Word, pour des formulaires dynamiques, mais pas dans Excel.
- Ok… Ecoute, j’ai peur que ce soit un peu long pour faire ça là, maintenant. Et sans outil… J’ai laissé mon ordi dans la voiture.
- … …
- Mais… Et si tu venais pendant ce week-end passer un moment à la maison ?
- Samedi j’ai un match, et dimanche, l’aprèm, j’ai une teuf avec ma copine.
- Hé bien… Tu viens samedi soir, tu dors dans le canapé, et di-manche matin on règle le problème. En une heure. Hummm… Peut-être un peu plus ! Et après nous te raccompagnons à Vaires. En voiture, ce n’est pas le bout du monde ?
- Super… Ça marche… J’en parle à mes vieux et je vous télé-phone ce soir. Cool !
- Tes « vieux » ? Pas beaucoup plus que moi !
- T’es trop, toi… Mes vieux, ce sera toujours mes « vieux ». Même quand j’aurai cinquante piges !
- Logique imparable ! Ok… On attend ton coup de téléphone, alors ?


Rendre service et faire plaisir à un petit jeunot de dix-huit ans. Je suis tout content de moi. Je ne vais faire qu’une bouchée du reste de la journée !


Domi est très heureux de recevoir ainsi son petit frère. Leur relation est à la fois très forte, très simple, et très naturelle. Dominique a été élevé en fils unique pendant près de sept ans. Ses parents, surpris trop jeunes par son arrivée non programmée, n’étaient pas pressés d’agrandir la famille. Un fils unique qui a accueilli avec plus que de la joie, de l’enthousiasme, l’arrivée de cet avorton braillant et gesticulant, mais gage de la fin d’une solitude insupportable. Ses parents racontent encore avec émerveillement ses attentions, sa disponibilité, sa patience jamais prise en défaut.
Thomas reçut cet amour le plus simplement du monde. Son grand frère était un demi-dieu, capable de résoudre tous ses problèmes, toutes ses difficultés. C’est Domi, plus que les parents qui a accompagné le petit dans sa scolarité, avec une vigilance de tous les instants. Domi était un brillant élève. Thomas se devait de l’être aussi.
A l’adolescence, Thomas comprit, avant même de savoir, que son frère était différent. Alors que lui-même avait déjà, en sixième, l’esprit fort occupé par ses petites copines, son grand frère, au-delà des conditions naturelles des sports collectifs qu’il pratiquait avec passion, ne fréquentait que des copains. Souvent plus âgés que lui. Ils en ont parlé.
Les parents eux-mêmes avaient également « senti » les choses. Ils s’étaient attachés à le verbaliser le plus tôt possible. A bien établir la distinction entre normalité et bienséance sociale. Chacun est libre de sa vie et de son corps, dans la limite du respect de l’autre. Mais la vie en société a ses règles, et ce n’est pas revendiquer une quelconque liberté que de se confronter vainement et inutilement aux limites d’acceptation de ses concitoyens. S’assumer, sans provoquer. Surtout ne jamais se renier, mais sans jamais agresser. Ils ne se sont pas contentés de prôner le droit à la différence. L’aboutissement était bien le droit à l’indifférence. Positive. « Je m’intéresse à qui tu es, je vais vers toi, mais tes choix de vie ne regardent que toi. » Fuir l’exhibitionnisme. Refuser la lâcheté.
Dans cet état d’esprit, l’affection des deux frères s’était simplement et naturellement épanouie. J’avais été littéralement bouleversé en découvrant une telle ambiance familiale. Moi qui portais comme un fardeau douloureux la non acceptation castratrice de mon unique grande sœur. (Notre écart est beaucoup plus significatif, une dou-zaine d’années ! J’en dirai deux mots un de ces jours.)
Personne n’aurait pu dire du mal de Domi en présence de Thomas.
Personne n’aurait osé lever la main sur Thomas en présence de Domi.
Cette ambiance familiale que nous nous étions évertués à construire Suzy et moi, en ayant le sentiment d’être des pionniers, en nous sentant parfois si profondément isolés. Cet état d’esprit qui, je le sais bien, n’avait pas été anodin dans la naissance de mes sentiments envers Domi. Dès nos premiers échanges, là, dans ce café près de la gare, je n’avais pu le regarder comme un simple « bon coup » possible.


Oui, Domi est très heureux de recevoir son petit frère. Mais notre jogging dominical tombe à l’eau. Déception. Je le tarabuste un petit peu. Quand même ! Pour une fois, il peut bien aller courir seul ! Il peut prendre la voiture. Je lui suggère même, pour moins sentir mon absence, de partir à la découverte d’un autre coin de forêt. La forêt de Sénart est aussi un paradis des sportifs du dimanche. Elle est immense. Je lui déconseille d’essayer d’en faire le tour, et lui suggère une zone que je connais bien, pour l’avoir fréquentée dans le temps. Il y a toujours quantité de joggeurs. Surtout le dimanche.
Avec Thomas, nous nous mettons aussitôt au travail. Je l’installe devant mon ordinateur, sa feuille d’exercice en main, et lui demande de me montrer comment il procèderait. Je m’y attendais un peu, il commence par bâtir un beau cadre bien présenté sur la première page ! Je ne le laisse pas s’enferrer, priorité à l’analyse ! Je le fais repartir du début, par une réflexion méthodique. Déterminer, résultat attendu par résultat attendu, les différentes variables qu’il va devoir gérer. Dès lors, la problématique n’est plus qu’un enchevêtrement de solutions, faciles à démêler.
Je lui raconte n’anecdote de mon prof de bureau d’étude, en école d’ingénieur. Lorsque nous rencontrions une difficulté, il venait près de notre table de travail, les mains derrière le dos, les sourcils froncés, très attentif. « Je t’écoute… ». Il semblait intensément absorbé dans la compréhension de notre problématique. A chaque froncement de ses sourcils, nous nous attachions, bien entendu, à mieux présenter nos difficultés, avec plus de précision et de concision. Lorsque nous avions terminé nos explications, sans prononcer une parole, il tournait le dos et se dirigeait vers un autre groupe. Au début, combien de fois mes camarades ou moi avons-nous été soufflés par son attitude et nous sommes-nous révoltés contre son apparent refus d’aide ! Nous parvenions pourtant à nous sortir seuls de l’impasse où nous pensions, au départ, être acculés. Il finit quand même un jour par nous donner son explication : « Lorsqu’une problématique est bien analysée et bien verbalisée, elle n’est plus une problématique. Il ne reste plus qu’un tout petit effort pour cueillir la solution ! »
Bon, il y a quand même des trucs et astuces qui ne s’inventent pas, ou qui se découvrent au fil de l’expérience. Pendant près de deux heures, je n’économise pas mes efforts pour proposer à Thomas tous ces petits outils qui pourront transformer son exercice en promenade dilettante. Un vrai plaisir. Je me découvre de l’intérêt pour cette démarche de transmission du savoir, d’enseignement en fait, et jouer avec l’esprit vif et alerte de ce môme est un régal. Il a une soif de comprendre et d’apprendre qui rend l’entreprise presque enivrante !
Il jubile :

- Super ! Au top ! Je vais scotcher le prof ! Les potes vont être méchamment rageux !
- Attend ! Ne t’enthousiasme pas trop vite ! Je ne t’ai proposé que les techniques et solutions que je connais ! Mais je suis de la vieille école, moi ! D’ici que ton prof sorte d’un chapeau des méthodes encore plus performantes ! Je suis pas prof, moi. Et il peut très bien être plus calé que moi !
- Hey, tu m’fais flasher ! T’es un expert !
- Possible… Mais expert prudent !


J’aurais bien prolongé cette petite passe d’armes, mais j’ai entendu la voiture. Domi revenait. Le temps qu’il prenne une douche, et nous allions pouvoir raccompagner Thomas.
Mais il pose les papiers et les clefs sur la table en arrivant.

- Vous avez terminé votre truc ? Tiens, les papiers. J’ai pensé que c’était idiot que nous y allions tous les deux. De toute fa-çon, nous ne devions pas rester. Et je suis complètement HS.
- Tu ne veux pas embrasser tes parents ?
- Thomas le fera pour moi. Je vais prendre le temps d’un bon bain, et je t’attendrai.
- Mmmm… Perspective agréable…


J’étais venu lui murmurer cette invite dans le creux de l’oreille, mais il me repousse fermement, avec un ton presque sec, autoritaire…

- Allez, vas-y… Et soyez prudent sur la route.

Un baiser à son frère, et il s’enferme dans la salle de bain. J’entends déjà l’eau couler. Surpris. Je suis juste surpris.
Thomas plie donc bagages, et je le ramène à Vaires. Le temps d’un petit apéro (sans alcool pour moi, merci… Je conduis…) et je rentre vite fait à la maison.
Tout le long du trajet je suis soucieux. Domi ne va pas bien. Je crois ne l’avoir jamais vu ainsi, aussi tendu. Quelque chose l’aurait contrarié ? A-t-il pu penser que je l’envoyais faire du sport pour rester seul avec son frère ? Non, impossible. Il sait très bien que je suis incapable d’une telle bassesse, et il connaît trop son frère. Serait-il à ce point frustré que nos petites fantaisies dominicales aient été sacrifiées ? Ridicule. Il n’a rien d’un obsédé. Je suis nerveux. Je n’aime pas me sentir inquiet ainsi. Je n’aime pas le sentir mal. C’est rare. Très rare.

Je n’aurais pas été surpris de le retrouver à m’attendre à demi nu sur notre lit. Disons plutôt que cela ne m’aurait pas déplu. Pour la partie de galipettes bien sûr, mais surtout pour effacer d’un revers de tendresse le malaise que je ressens. Mais il est prêt, habillé, le couvert mis, il réchauffe un reste de lapin de la veille. Des radis sont sur la table pour le hors d’œuvre. Il ne me reste plus qu’à m’asseoir.
Non. J’ai trop souffert des non-dits. Je risquerais de m’étrangler avec un radis dans l’état où je suis. Non. Non. Faire face tout de suite.
Je le rejoins dans le coin cuisine, me place dans son dos, l’enlace en nouant mes mains sur sa poitrine. Ma tête dans le creux de son épaule, je lui murmure mon étonnement de le voir ainsi, mal et tendu, soucieux ou agressif, je ne sais pas.
Il essaye de se dégager, de nier l’évidence : « Laisse, c’est rien… »

- Non, pas à moi, mon chéri. Je te connais trop désormais. Il y a un truc, je ne sais pas quoi, mais il y a un truc…
- Mais non, je te dis…

Je l’oblige à me faire face. A me regarder. Ses yeux sont embués. Deux fines larmes glissent le long de son nez… Ses premières larmes. Même sur le quai de gare, il n’avait pas pleuré.

- Chéri… Chéri ! Tu le sais que je t’aime !


Il m’enlace maintenant à me couper le souffle. « C’est la première fois que tu me le dis… Aujourd’hui. Justement aujourd’hui ! »
Je savais. Mais entre savoir et prendre conscience de. Maintes fois, lorsque lui me disait son amour, me faisait toucher du doigt l’intensité de ses sentiments, je savais qu’il pouvait être cruel pour lui que je ne prononce jamais ces mots : « Je t’aime ». Je n’en étais pas capable. Je savais. Mais je n’ai pas mesuré l’étendu de sa souffrance. Je n’ai pas mesuré les ravages du doute.
Soudain, là, une évidence qui me saute au visage. Le jogging. Il était seul pour le jogging, et je l’ai envoyé dans un secteur du bois connu pour son potentiel de rencontres. Il a fait un truc. Je ne sais pas quoi, mais il a fait un truc !
Je prends sa tête dans mes mains. Fermement. Il essaye de fuir mon regard, mais je tourne son visage vers moi. Je dépose un chaste baiser sur ses lèvres.

- Tu as laissé un mec t’approcher et maintenant tu es dévoré par la culpabilité, c’est ça ? C’est bien ça, hein ?


Il m’enlace encore plus violemment, m’obligeant à libérer son visage qu’il vient blottir sur mon épaule.

- Je ne veux pas te perdre ! Je t’aime, Al. Tu le sais bien que je t’aime ! Pardon, pardon… J’ai perdu la tête…


Je me libère, et l’éloigne, le tenant à la distance de mes bras tendus :

- Holà, holà… Il me semble qu’il faut que l’on parle un petit peu ! Viens sur le canapé. J’ai envie d’une bière. Tu en veux une ?

Nous nous installons, nos bières en main, je le cale sur mon épaule, pose un tendre baiser sur son front rendu brûlant par l’émotion.

- Nous n’avons jamais eu à proprement parler une discussion de fond sur ce sujet, mais tu connais quand même bien mon opinion. D’une, je ne suis pas jaloux de nature. Je ne l’ai jamais été, pas plus vis-à-vis de Suzy que vis-à-vis de toi aujourd’hui. De deux, tu ne m’appartiens pas, et je ne vois pas à quel titre tu aurais à me rendre des comptes ! De trois, je ne crois pas, je n’ai jamais cru à la fidélité des corps. Les pulsions sexuelles, le désir, sont des phénomènes oh combien naturellement humains. Sans doute doit-il être possible de les dépasser, de les sublimer. Mais à quel prix ? L’énergie phénoménale que l’on devrait y consacrer peut s’employer bien mieux ailleurs, non ?
- Oui, tu as souvent fait des allusions à ces idées. Au sujet des relations dans votre couple avec Suzy. Mais je suis sûr que toi tu n’as rien à te reprocher, et c’est moi qui mets le premier coup de canif dans notre relation !
- Ah non ! Pas l’histoire des coups de canifs ! Pourquoi pas une dague ou une épée ? Voyons les choses en grand ! Ridicule ! Canif ou Excalibur. Ridicule. Je trouve ton amour plus grand si tu le choisis et me reviens en connaissance de cause. Je me sens plus fort si je t’aime quand même… En tout, j’ai toujours préféré les choix « bien que » aux évidents « parce que ».
- Pourtant, d’un coté, jusqu’à aujourd’hui, tu ne m’as jamais dit « je t’aime », et de l’autre j’ai la certitude que tu n’as jamais batifolé ailleurs depuis que nous nous connaissons.
- C’est exact. Mais je considère n’avoir aucun mérite, ni m’être plié à quelque principe moral que ce soit. Je n’en ai jamais eu envie. C’est tout. N’ayant jamais été submergé par la vague d’un désir sauvage, je ne peux avoir la fierté d’y avoir résisté ! Je ne sais pas ce que nous réserve l’avenir. Je ne le dis pas maintenant, parce que… Aujourd’hui, tout mon esprit est rempli de toi, chaque minute je suis estomaqué du bonheur qui m’est tombé dessus. Ta jeunesse, ton intelligence, ta curiosité, ta fraîcheur, ta beauté, ta sensualité. Demain sera un autre jour. Mais, maintenant que je suis parvenu à briser ce blocage face à un mot qui semblait m’avoir quitté en même temps que Suzy, je peux te le dire. Je t’aime. Je t’aime passionnément. Et jamais je ne te quitterai. Quoi que nous réserve l’avenir. Quoi que tu fasses. Quoi que je puisse faire tôt ou tard.


Domi me prend dans ses bras, cherche mes lèvres. Un long baiser nous unit. Tendre. Absolu. Optimiste. Serein.

- Je t’aime, Al. Oh, moi, je te l’ai souvent dit. Mais je ne me lasse pas de te le dire. Je t’aime. Et là, que toi aussi tu me le dises… Tout à l’heure, ça a été un coup de folie. Je…
- Non ! Pas maintenant. Nous parlerons de ce qui est arrivé. Tu en as besoin, et ce sera une autre façon d’en effacer les traces… Mais maintenant, finissons cette conversation. Sans référence à ce qui vient de se passer. Au niveau principes. Seulement. Essentiellement. Prioritairement.
- Attends ! Avant de parler de principes… Comme par hasard, aujourd’hui, pour la première fois tu viens de me dire « Je t’aime ». Et…
- Tu doutes de ma sincérité dans l’instant ? Chéri, (reconnais que je t’appelle souvent ainsi !), chéri, bien sûr qu’il doit y avoir un lien… Je t’aime, tu le sais bien, et je viens de te faire une vraie déclaration il me semble ! Jusqu’à présent ce « je t’aime » ne parvenait pas à passer mes lèvres. Compréhen-sible, non ? Cet amour m’est tombé dessus tellement vite après ma séparation !
- Je le sais, ce n’est pas ce que je voulais dire !
- Ah, alors, ma position par rapport à la jalousie ? Non, chéri, il n’y a pas un pouce de jalousie ou de frustration dans ce que je ressens. Tu veux que je sois honnête ? Tu vas encore râler. Ce que j’ai éprouvé tout à l’heure, avant même que l’on verbalise quoi que ce soit, c’est connement de la peur. La peur de te perdre. Tu es tellement jeune ! Tellement beau et séduisant !
- Grrrrr… (C’est bien cette réaction là que tu attendais ?)
- Tu vois ? Tu m’as interrompu, alors que j’allais ajouter : je tiens tellement à toi ! Moi qui ne regarde pour ainsi dire jamais les mecs qui ont quelques petites années de plus que moi, j’ai du mal à croire définitif ton attachement à ce vieux machin là ! Peur ! J’ai eu peur Domi. Je tiens à toi. Je ne supporterais pas de te perdre !
- Et tu n’appelles pas ça les prémices de la jalousie ?
- Non ! Oh non ! Pour moi, ce n’est pas du tout ça, la jalousie ! Que je tienne à toi, à en crever, pour moi, ce n’est rien d’autre que de l’amour ! Un amour puissant et violent, source de vie, d’envie d’avancer ! Qui me pousse à t’écouter, à te tirer, à te porter, à te pousser au plus haut. Qui remplit mon esprit du désir de te voir rire, de te voir heureux, de te voir t’épanouir.
La jalousie, c’est un ignoble mécanisme de possession, mé-lange d’égocentrisme et de négation de l’autre, source de sclérose, d’appauvrissement, de refus tout simplement de la vie et de l’amour même ! Je ne te reprocherai jamais, tu entends, jamais ! une aventure aussi intense qu’elle puisse être ! Mais j’aurai toujours peur de te perdre. Et c’est tant mieux.


Nous restons un long moment silencieux. Sans doute chacun de nous est-il en train d’imaginer ce que pourrait être sa vie si notre couple venait à se briser. Pour ma part, j’essaye de garder une respiration paisible, mais mon cœur bat la chamade. Oui, j’ai peur de le perdre. C’est vrai. Jamais je n’avais ressenti une telle chose, avec une telle intensité, pendant que je vivais avec Suzy. Notre union a tout de suite été comme une évidence, naturelle. Très vite nous avons construit tout un monde. La maison, les enfants. Notre complicité semblait sans faille. Ce fut d’autant plus dur, c’est vrai.
Mais j’ai comme le sentiment qu’aujourd’hui rien n’est tout à fait bri-sé. Notre complicité perdure, sous une autre forme. Les enfants sont là. Et bien là. Notre couple garde une existence virtuelle, en quelque sorte.
Mais si Domi venait à me quitter, comme ça, brusquement sinon brutalement… Il ne resterait rien. Rien. Même pas des larmes pour pleurer, mon cœur serait totalement, effroyablement, desséché.
Il me regarde, me sourit, caresse d’un geste léger le contour de mes lèvres. Comme un hommage à l’oracle qui vient de parler ? Non ! Quoiqu’il fasse chacun de ses gestes est amour. Il reprend :


- Je comprends bien tout ce que tu dis. J’y ai souvent réfléchi, je voudrais tant l’assimiler, l’intégrer. Mais toujours me revient cette notion d’amour absolu, où rien ni personne ne peut et ne doit faire ombrage à l’image de l’être aimé qui nous remplit.
- Oui, bien sûr, cette relation monolithique existe. Le temps d’une complète découverte de l’autre. Un peu plus longtemps pour certaines personnes. C’est sans doute ce que nous vivons tous les deux depuis bientôt huit mois. Mais la passion sans faille, vivre en permanence des pulsions violentes, est insupportable. Aucun couple ne peut y résister. J’en suis totalement convaincu. C’est sans doute ce qui explique tant de ruptures dans la première année. On veut l’absolu, et on perd tout.
- Oui, j’en ai conscience. Et je pense que c’est encore plus fort pour les couples sans enfant, notamment gays, qui n’ont pas l’échappatoire, ou la contrainte, d’utiliser une partie de leur énergie dans l’éducation de leurs mômes. C’est, probable-ment, un paramètre de la sempiternelle problématique de l’adoption par les couples unisexes. Avoir des enfants à soi, ou prendre le risque d’être un couple libre ! Seulement, ton raisonnement me fait peur également. Où est la limite entre la fidélité sclérosée, et le « tout et n’importe quoi » ?
- En me baladant sur Internet, je me souviens d’être tombé sur le site d’une blogueuse qui parlait de « biodiversité amou-reuse »… Quelque chose du genre : « La diversité amoureuse en refusant de s’approprier un être, se montre curieuse des autres, ne rejette pas un amour existant lorsqu’un autre apparaît, et s’avère par là une solution écologique ». Je n’irai pas jusque là, d’autant que l’écologie élevée au rang de chapelle, comme tu le sais, me fait plutôt grincer des dents. Pour essayer de répondre à ta question, la différence tient me semble-t-il en deux mots : respect et autonomie. Respect, c’est une évidence ! A compléter d’ailleurs par estime et confiance. Respect de la compagne ou du compagnon, respect de la personne rencontrée également. Estime et confiance réciproque. Rien ne survit au mépris ou au doute permanent. Quant à l’autonomie ! Tu sais combien j’ai été insistant pour que tu gardes des marges de manœuvre lorsque nous avons parlé de vivre ensemble. La fidélité n’est, autrefois mais encore bien souvent à notre époque, que l’habillage des obligations de l’un envers l’autre. Dit autrement, j’ai envie que tu me reviennes parce que tu choisiras de me revenir. Surtout pas par pitié ou par lâcheté. Parce que « nous deux » représente encore quelque chose. Et surtout, surtout pas, parce que sinon tu ne saurais où dormir, ou que tu n’aurais plus de chaîne Hi Fi pour écouter tes disques préférés !
- Ouais, ça ce serait dramatique ! Et aussi, tiens, de partir sans avoir lu tous les bouquins de ta bibliothèque !


Il se détend, et sourit en venant quémander un autre baiser. Il s’allonge sur le canapé, sa tête sur mes genoux. Un court silence. Mais je le sais, il a besoin de tout me raconter.
Oh, l’histoire la plus banale qui soit. La plus ordinaire. Je dirais même la plus triviale. J’en ai vécu des dizaines et des dizaines de ce genre, à l’époque de mes grandes consommations.
Il court, appliqué à surveiller les paramètres de ses efforts, les écouteurs de son MP3 sur les oreilles, aveugle, ou presque à ce qui l’entoure. Il bouscule un mec, s’excuse d’un geste de la main et d’un sourire sans s’arrêter, remarque quand même que le gars en question est plutôt canon. Connaissant mon Domi, je ne serais pas surpris que dans sa course il ait déjà croisé ce type une ou deux fois sans le voir. Et l’autre tenait à être remarqué ! Classique. Il le croise, et le recroise, et le re-re... Ils se font un petit signe comme deux potes. Et à un moment, il voit le gars arrêté, reprenant son souffle. Effet de l’endorphine ? Désirs inconscients ? Piège de sa trop grande générosité ? Il s’arrête, échange quelques mots avec le gars, s’excuse pour la bousculade involontaire, constate plus consciemment que ce type de la trentaine environ, est effectivement très séduisant. Il peine à s’éloigner, et ne sait plus dire maintenant pourquoi. Quand le gars le plaque contre un arbre et l’embrasse il essaye de résister. Mais l’autre glisse à genoux et mord à travers son flottant son membre dressé. En prenant conscience qu’il bande, il se sait perdu. Il s’abandonne.
Ils se réfugient à l’abri des fourrés. Le gars est très bien bâti, sensuel, directif. Ils se laissent enivrer par les fortes odeurs musquées qui émanent de leurs corps en sueur. Ces odeurs qui moi, me gênent, mais qui pour beaucoup, dont mon aimé, sont un puissant aphrodisiaque. Le jeune mec est impatient, pressé. Il sait ce qu’il veut. Sans ôter les manches, leurs tee-shirts passent derrière leurs têtes pour libérer leurs torses haletants, et Domi se laisse littéralement dévorer par cette bouche avide. Lorsque son prédateur s’attaque à sa virilité, en quelques courtes minutes il est au bord de l’explosion. Il la demande, l’appelle de ses vœux, pour en finir au plus tôt. La culpabilité est déjà en train, elle aussi, de le dévorer.
Mais le garçon n’a pas l’intention de se contenter de si peu. Il bloque littéralement, d’un geste sûr qui trahit une expérience certaine, la montée de la jouissance de Domi, et sort un préservatif de la poche arrière de son flottant. Avant que mon doux amoureux romantique ne réalise complètement, il se retrouve avec une croupe puissamment musclée offerte à ses assauts. Son assaillant s’empale de lui-même sur sa virilité encapuchonnée. Deux temps, trois mouvements. Une jouissance simultanée, réciproque, mais sans âme. Sans cœur. Domi est sonné. Il a encore le flottant sur les chevilles et il se bat pour se débarrasser du capuchon récalcitrant quand son « partenaire » est déjà loin, lui faisant un signe de la main. Ils n’ont pas prononcé trois phrases. Ils n’ont pas dit une douzaine de mots. Ils n’ont même pas échangé leurs pré-noms.

Je ne fais que l’écouter. Surtout ne rien dire. Ma main caresse ses cheveux, son visage. De temps en temps un de mes doigts force ses lèvres et il le mord. Ne rien dire. Le laisser terminer, le prendre dans mes bras et lui faire l’amour.
Nous nous aimons. Je l’aime.

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