lundi 16 février 2009

Chap XVIII Annie et Nicolas






18






Aline est revenue précipitamment de son stage d’orchestre. Lorsque son mari lui a téléphoné pour lui apprendre la nouvelle, elle n’a pas pu rester une demi-journée de plus avec les jeunes qu’elle avait en formation. Elle n’était plus capable de penser musique. De se concentrer. De faire acte pédagogique. Le minimum. Elle n’a pris que le temps d’organiser son absence et son départ. C’était les derniers jours du stage. Le plus gros du travail était fait. Elle ne verrait pas le spectacle de clôture. Quelques éphémères regrets. On ne zappe pas sans état d’âme le résultat de toute une cession de travail, de toute une année, même. Mais tout ceci s’avère tellement secondaire dans ces cir-constances !
Suzy était la meilleure amie qu’elle n’ait jamais eue. Ouverte, confiante. Attentive, curieuse, cultivée. Généreuse. Sérieuse. Trop peut-être. Mais jamais triste. Jamais.
Cette amitié aura été si courte ! Quelques années à peine. Aline ne parvient pas à complètement réaliser que Suzy n’est plus. Ne sera plus jamais. Elle l’entend encore rire, lorsque cet été elles se racon-taient leurs petites fadaises sur la plage, en laissant les hommes s’occuper des enfants. « Oui, fais-moi rire », disait Suzy. « Tu sais combien je suis trop sérieuse. Et je suis heureuse ! Heureuse ! J’ai tellement envie de vivre et de rire, de rire ! ». Et elle, Aline, plaisantait. Pour le plaisir d’entendre le rire cristallin de son amie, si justement placé, si justement modulé. A chaque fois, elle pensait à la Reine de la Nuit. Suzy aurait dû faire du chant. Mais elle faisait déjà tellement de choses ! Elle était engagée dans de si nombreuses associations !
Aline frémit. Frissonne. La gorge nouée, des larmes plein les yeux. Comment aurait-elle pu se douter ? Suzy n’est plus. Ne sera plus jamais. Jamais.
La jeune femme consacre toute son énergie à s’occuper de son jeune beau-frère. Un peu sans doute pour tromper son chagrin, beaucoup parce que lui aussi, elle l’aime énormément. Il a toujours montré une très grande confiance en elle. Ils se sont toujours très bien entendus. Au début de son mariage, et donc de leur rencontre, il était encore un jeune homme fougueux et un peu tête en l’air. Un grand adolescent dans un corps d’adulte.
Tout naturellement, sans que ni l’un ni l’autre n’en prenne réellement conscience, elle est devenue sa confidente. Il lui racontait tout. Ses envies, ses projets, ses amours, ses peines. Et il écoutait ses conseils. Probablement comme ceux d’une grande sœur qu’il n’avait jamais eue.
Il n’y a que pour Annie, là, il ne l’avait pas écoutée. Il était vraiment tombé amoureux fou. Méconnaissable. Cette fille le menait par le bout du nez. Aline, d’ailleurs ne l’aimait pas. Elle avait, dès le premier jour, éprouvé une forte défiance pour cette jeune femme au regard vicieux. Oui, c’est ça, elle avait le regard vicieux. Toujours besoin de se sentir regardée par les hommes. N’avait-elle pas tenté de jouer de ses charmes auprès d’Olivier ? Celui-ci, comme toujours, ne percevait rien. Il ne voyait en elle qu’une gamine dont son frère était amoureux. Bêtement amoureux. Et cela le faisait sourire. « Tu crois ? » demandait-il à sa femme d’un ton dubitatif lorsque celle-ci exprimait ses réserves.
Annie et Nicolas se sont installés ensemble. Aline n’a rien dit. Elle ne se sentait aucun droit de remettre en cause le bonheur de son jeune beau-frère. Elle a reçu le jeune couple dans la plus totale neutralité. Essayant d’être parfaitement aimable avec sa nouvelle « belle-sœur ». D’autant plus attentive à son attitude, qu’un jour Nicolas lui dit en riant qu’Annie la soupçonnait d’être jalouse d’elle.
Lorsque cette fille l’a brutalement quitté, de façon absolument odieuse, le garçon éperdu s’est naturellement réfugié auprès de son frère et d’elle-même. Et c’est elle, qui a voulu qu’il vienne en vacances avec toute la famille. Chez Albert.
Comment aurait-elle pu se douter ? Deux ans, il y a seulement deux ans qu’elle a vu lentement éclore, sous ses yeux, cet amour entre sa meilleure amie et Nicolas. Comment aurait-elle pu se douter ?
Son cœur est noué. Son âme chamboulée. Aline regarde le jeune homme affalé dans le canapé, la télécommande en main, qui zappe et papillonne. Rien ne l’intéresse. Il faut presque le forcer à faire sa toilette et à s’habiller. Il faut réellement le forcer à manger. Il refuse de sortir. « Où ? Pour quoi faire ? » Il attend.
Il attend près du téléphone. Espérant un appel des policiers qui lui révèlerait le nom de l’assassin. Car comme eux tous, il n’a pas cru un seul instant à la culpabilité d’Albert.

Nicolas se rend bien compte qu’il est responsable de l’inquiétude et de l’air soucieux de sa belle-sœur. Mais il n’y peut rien. Il se réfugie dans la douleur comme dans un cocon protecteur. Il ne veut surtout pas que cette souffrance pourtant quasi insupportable cesse. Si elle venait à s’atténuer, la réalité, la vérité prendrait sa place. Et il le supporterait bien moins encore.
Suzy n’est pas vraiment morte. Ce cadavre effroyablement mutilé, ce n’était pas elle. C’était une mise en scène. Pour l’éprouver. Pour lui faire prendre conscience de son amour. Et il l’aime. Il l’aime ! Il renverserait des montagnes qui oseraient se mettre entre elle et lui !
Elle ne peut donc pas être morte.
Il écraserait comme une vulgaire limace cette Faucheuse, si elle osait se montrer devant lui ! Suzy ne peut donc pas être morte !
Si elle avait été réellement décédée, Il l’aurait prise dans ses bras, il aurait posé ses lèvres sur son front. Un baiser l’aurait réveillée comme s’était réveillée Blanche Neige. Suzy n’est pas morte.
Sinon, il l’aurait conduite en terre. Suzy est toujours là. Quelque part.

« Vas-y, souffrance, dévore-moi mes entrailles. Rend mes muscles en guimauve, transforme mon cerveau en eau de boudin, grille mes câbles. Que je ne puisse plus sentir, comprendre, bouger. Vas-y souffrance. Chasse la réalité… Chasse mes démons…
Mais laisse-moi un souffle de vie ! Je veux être encore là quand la vérité se fera jour. Je veux que mes oreilles entendent le nom de l’assassin. Je veux plonger mon regard dans le regard de ce monstre. Non, je ne le tuerai pas ! Suzy ne le veut pas. Mais il mourra sous les feux de mes yeux. Il mourra quand il me verra ! »


Nicolas ne pense pas aux enfants. Y penser serait, là encore, regarder la vérité en face. Et il ne le peut pas. En un éclair, quand il était au commissariat avec ce jeune policier il a pensé à eux. Il a été rassuré. Domi s’occupe d’eux. Ils n’ont pas besoin de lui. Il n’a plus à s’en inquiéter. C’est très bien ainsi. Il peut se livrer pieds et poings liés à sa douleur. Sa compagne fidèle depuis le drame. Il ne veut pas qu’elle s’en aille.
« Souffrance, fais-moi encore mal ! Encore ! Encore ! »

Tout à son délire, Nicolas est véritablement brisé, fourbu. Depuis un moment déjà, il a laissé tomber la télécommande et il s’est allongé sur le canapé, son bras droit cachant ses yeux. Car il ne supporte pas la lumière. Elle est trop lucide, la lumière. Il ne s’est pas rasé depuis son retour. Il ne supporterait pas de se regarder en face dans un miroir. Il verrait ses yeux. Ses yeux peut-être sans l’image de Suzy dans la pupille. Il ne le peut pas !
Pourtant. Pourtant il s’est toujours considéré comme un garçon solide et réactif. Il n’est pas dans ses habitudes de pleurer sur son sort. Lorsqu’Annie l’a quitté, il a également été très affecté. Elle avait rembler trouver un tel plaisir à le mettre plus bas que terre : « Pourquoi je te quitte ? Pourquoi je te quitte ? Mais parce que tu es un mauvais coup au lit mon pauvre ! Un très mauvais coup ! Je m’ennuie avec toi ! Je compte les moutons ! »… Mais il était remonté très vite. Très vite. Faut dire que la présence de Suzy… Suzy ! Non ! Non !

C’est ce moment que le téléphone choisit pour sonner. Aline répond. Et se tourne vers Nicolas.

- C’est pour toi Nicolas, c’est Annie…


Nicolas fait désespérément des signes négatifs de tout le haut de son buste, sans retirer le bras qui cache son visage. Aline rend compte du refus mais très vite se retourne de nouveau vers le garçon.

- Nicolas… Elle insiste. Elle dit que c’est très important.


Brutalement, là, sans trop savoir expliquer pourquoi, le jeune homme bondit sur ses pieds et va vers le téléphone. Une rage sourde l’habite. Il tient Annie pour, au moins en partie, responsable du drame. Si elle n’était pas venue le relancer à Nantes, ou si elle ne lui avait pas donné rendez-vous, ou même si elle était venue à l’heure au rendez-vous fixé, peut-être serait-il rentré chez lui à temps pour éviter le drame !
Le ton de sa réponse contient toute cette agressivité.

- Oui, c’est moi. Hé bien, qu’est-ce qu’il y a ? Je t’ai déjà dit que nous n’avons plus rien à nous dire !


Aline ne peut entendre la réponse d’Annie. Mais Nicolas ne raccroche pas. Il écoute. Enfin il conclue :

- Tu es sûre ? Tu ne me mènes pas encore une fois en bateau ? Si je viens maintenant, là, à Evry, tu me diras tout ce que tu sais ? Tu as trouvé des preuves ? Vraiment ? Bon. J’arrive. Mais si tu t’es encore fichu de ma poire, tu vas le regretter !


Et Nicolas raccroche. L’air dur, fermé. Il monte rapidement dans sa chambre se changer, et se prépare à sortir. Aline essaye de le dis-suader :

- N’y vas pas. Elle ne peut que te faire du mal ! Nicolas ! Tu n’es pas assez costaud pour retourner à Evry maintenant, seul. Tu n’as rien mangé à midi… Nicolas !...


Mais Nicolas sort. Sans un seul mot. Le regard dur. Mais vide.





Irène Filipoint revient à pas pressés vers son bureau. Elle n’est pas en avance. Elle sera même un peu en retard, contrairement à tous ses principes. Elle ne pouvait pas prévoir. Elle est descendue, selon son habitude, se détendre à la cafétéria du Palais entre deux rendez-vous. En espérant bien boire un bon thé citron brûlant. Mais elle s’est trouvée nez à nez avec le Procureur. Visiblement, celui-ci attendait la première occasion pour lui parler.

- Chère amie ! Comment allez-vous ? Vous semblez en pleine forme. Et toujours en train de courir ! Soyez sans crainte, vos dossiers vous attendront ! Personne ne les traitera à votre place !
- Mon cher, je ne cours pas… Je trottine… J’ai une image de marque à préserver, que voulez-vous ! Non, sérieusement, je n’ai que peu de temps pour boire mon thé.
- Vous avez une audition dans les minutes qui viennent ?
- Pas vraiment. Je reçois madame Bergonses mère, à sa demande insistante. Je ne pouvais refuser perpétuellement, bien que je ne sais que trop ce qu’elle va me demander, et tout autant la réponse que je devrai faire !
- Ah ! Toujours cette déplorable affaire ! Justement, je souhaitais vous voir à ce sujet…
- Oh, mon cher… Rien de neuf pour le moment. Des pistes, toutes aussi vaines. Je ne pourrai rien vous dire de plus que vous ne sachiez, hélas.
- Je sais bien… Mais il ne se passe pas une journée sans que je reçoive un appel de la Préfecture. Ils restent très vigilants sur les suites de cette affaire. Je suppose que le Député y est pour quelque chose.
- Monsieur Bergonses a d’évidence beaucoup de… soutiens. Malheureusement, jusqu’à nouvel ordre, il reste le seul véritable suspect. Nous avons obtenu que la presse se montre discrète, présente les faits comme un regrettable drame de la passion, je ne pense pas souhaitable de ré aviver les curiosités en procédant à une libération anticipée du seul suspect.
Laissons Jason et ses hommes faire leur travail.
- Oui, bien sûr, bien sûr… Mais le temps passe. Et pas les bruits de couloir…
- Quels bruits ? Rien n’est parvenu jusqu’à mon oreille !
- Oh, rien que de très classique quand il s’agit d’un personnage quasi public, tels que monsieur Bergonses. D’aucuns se plai-sent à affirmer que le dossier est vide, sans preuve tangible, et que c’est plus la personnalité du prévenu que les faits qui lui sont reprochés et qui empêchent sa remise en liberté.
- Allons donc ! Mon cher, vous avez toutes les informations pour répondre à ces malveillances. Relisez mon dossier…
- Mais Irène vous savez très bien que… Le souci, c’est que la rentrée approche, et si cet homme reste incarcéré, ce sont une trentaine d’emplois qui risquent d’être remis en cause !
- Tss, tss ! Ses bureaux sont sur Paris. Ni le Maire ni le Préfet n’en subiraient les conséquences ! Mais, je vous ai entendu. Je vous ai entendu…


La juge n’a même pas pu siroter sereinement son cher thé de dix heures ! Elle a dû le boire d’un trait, avant de se presser vers son rendez-vous. Et cette femme, qu’espère-t-elle au juste, en demandant à parler au juge d’instruction ?





- Mais je ne demande aucun passe-droit madame la juge ! Je souhaite comprendre, et entendre de votre bouche les faits qui sont reprochés à mon fils !

Madame Bergonses savait pertinemment, en venant à cet entretien que sa tâche serait difficile. Maître Serino ne lui avait caché, ni la personnalité rigide et autoritaire du magistrat, ni la dramatique con-jonction de circonstances qui rendait Albert particulièrement suspect. Mais elle se devait de faire quelque chose. Et la présence d’une femme âgée et digne pouvait avoir plus d’impact que la simple lecture d’un procès-verbal de commission rogatoire. Du moins l’espérait-elle. Elle voulait que la juge se confronte à la douleur d’une mère. Elle ne s’attendait toutefois pas à un accueil aussi sec, aussi impersonnel !

- C’est en effet souhaitable madame. Vous comprendrez aisément que je ne peux prendre en compte tous les liens affectifs d’un prévenu. Le pire des assassins a toujours autour de lui des personnes qui l’aiment et le soutiennent, même en sachant ce dont on l’accuse. Et je dois même dire que c’est une bonne chose. Mon rôle de juge d’instruction est d’instruire à charge et à décharge. Je le ferai, avec toute la rigueur et l’objectivité dont je dispose.
- Mon fils n’est ni pire ni meilleur ! Il n’est pas un assassin ! C’est ce que j’ai voulu venir vous dire !
- Madame, ce ne sont là que des affirmations parmi d’autres. Malheureusement, vous ne m’apportez aucune preuve ?
- Mais une intime conviction, oui, madame la juge ! Une intime conviction ! C’est bien ainsi que vous dites, n’est-ce pas ?
- Hé bien moi, madame, j’ai l’intime conviction, à la lecture du dossier, que votre fils est un dépravé, sans morale et sans loi, qui a trompé allègrement sa femme pendant des années avec tout, je dis bien tout ce qui lui tombait sous la main. Et cet individu pervers n’a pas supporté d’être rejeté au profit d’un autre ! Voila ma conviction, madame.
Et je trouve regrettable qu’une mère, même au nom de l’amour maternel, donne blanc seing à de tels débordements !
- Madame la juge ! Je suppose que vos propos ne figureront pas sur le procès-verbal d’audition. Car ils relèvent de la loi de novembre 2001 contre l’homophobie ! Mon fils est homosexuel, et alors ?
- Libre à vous de défendre de telles mœurs ! Autant que je sache, la loi que vous citez ne vise pas les audiences de jus-tice. Pour ma part, je garde un minimum de sens moral !
- Voila bien les points que, si nécessaire, je souhaitais pouvoir aborder avec vous.
Vous imaginez donc qu’une mère, qu’une femme de soixante-seize ans, a pu, sans se poser de questions, découvrir un jour que son fils, l’enfant né de ses entrailles, aimait les personnes de son propre sexe ? Mais j’ai souffert, madame, plus que je ne puis le dire !
- Pourtant, à vous entendre, vous me semblez accepter fort bien la situation et la présence du compagnon de votre fils !
- Maintenant, oui ! Mais après combien d’interrogations ? De crises de culpabilité ? « Qu’ai-je fait de mal pour qu’il soit ain-si ? », « Que n’ai-je pas fait pour qu’il ne soit pas comme les autres ? », « Mon mari a-t-il été trop sévère, trop laxiste ? », « Moi-même l’ai-je gardé trop près de moi ? Est-ce parce que je lui ai appris à faire la cuisine, parce que je lui demandais de m’aider à faire la vaisselle quand il était enfant ? Qu’ai-je fait de mal ? Mais qu’ai-je fait de mal pour qu’il soit ainsi ? »
- …
- Pendant des mois, des années !
Et puis je l’ai regardé vivre. J’ai dû reconnaître qu’il était le meilleur des fils. Attentionné, affectueux, sérieux, travailleur, bon vivant, heureux de vivre. Je l’ai vu plein de tendresse envers les enfants, avec des filles aussi, avec sa sœur. Et puis j’ai vu ses yeux, j’ai lu son cœur quand il m’a présenté son premier compagnon, Jean-Yves.
Je me suis dit alors : « J’ai peut-être raté quelque chose, mais l’ensemble est plutôt réussi ! ».
Il m’a fallu des années, madame, des années ! Et quand je commençais à mieux accepter et à m’habituer, il nous a présenté Suzy… Et il nous a offert trois merveilleux petits enfants… Alors…
- Et vous n’êtes pas plus choquée que ça d’apprendre que votre fils trompait son épouse en faisant perdurer des pratiques qui n’avaient plus lieu d’être ?
- Je n’apprends rien du tout. Je savais. Je l’ai toujours su. Il n’a jamais trompé sa femme.
- Il vous le disait, et vous le croyiez ?
- Non ! Suzy m’en parlait !
Il m’a fait le plus merveilleux des cadeaux en me donnant une nouvelle fille. J’ai aimé Suzy comme mon troisième enfant. Et elle me le rendait au centuple. Elle me confiait toutes, vous entendez, toutes ses difficultés. Qui n’étaient pas celles que vous dites. Pour ça, Suzy acceptait, oui, elle n’était pas résignée, elle acceptait cet état de fait. Elle me disait : « Al, ne serait plus Al, s’il ne pouvait plus se confronter à l’amour des autres hommes. Or, j’aime Al. Alors j’accepte ce qui fait partie de lui-même… » Et, en riant elle ajoutait toujours : « Je crois que je serais beaucoup moins tolérante, s’il s’agissait d’une autre femme ! ».
- Elle a pourtant choisi de le quitter !
- Mais pas à cause de ses aventures ! Parce qu’elle ne le reconnaissait plus depuis qu’il avait créé sa Société. Elle a beaucoup souffert de l’attendre, de l’attendre continuellement.
Et puis, la vie est si étrange ! On ne commande pas son cœur. Elle a aimé un autre homme. Et elle a été heureuse, très heureuse de nouveau…
Je suis reconnaissante envers mon fils d’avoir su se montrer digne et respectueux de sa femme dans ces circonstances !
- Je dois le reconnaître, madame. L’affection et le respect que vous manifestez envers votre fils me touche, et me parle beaucoup.
Mais malheureusement dans ce que vous dites, rien ne vient étayer le fait qu’il soit pour rien dans le drame qui nous occupe aujourd’hui !
- S’il avait fait quoi que ce soit, je le saurais !
- Comment auriez-vous pu le savoir ?
- J’aime… J’aimais Suzy comme ma propre fille, je vous l’ai dit. Albert le sait très bien. Il n’aurait jamais pu me regarder dans les yeux et m’embrasser ce soir là, s’il lui avait fait le moindre mal !
- …
- Et au contraire ! Nous n’avons parlé que d’elle. Il m’a appris son cancer du sein. Ses doutes et son inquiétude…
Suzy m’avait téléphoné pour me dire qu’elle viendrait le samedi suivant avec Nicolas. J’ai compris ce soir là que c’était pour me parler de sa maladie. Albert était inquiet, madame la juge. Inquiet. Pas coupable !
- Vous étiez au courant au sujet du cancer ??!
- Je viens de vous le dire, oui. Albert m’en a parlé ce mardi soir. Suzy ne m’avait rien dit au téléphone. J’avais bien senti qu’il y avait quelque chose. Mais quoi ? Je lui faisais assez confiance pour attendre la fin de la semaine.
J’avais juste pensé qu’elle allait peut-être m’annoncer que Nicolas et elle attendaient un enfant. Ils en avaient tellement envie ! Et moi donc… Un nouveau petit fils !
- Mais vous n’auriez pas été sa grand-mère !
- Il aurait été mon petit fils !







Le capitaine et Jason font un rapide point sur le dossier avant que le commissaire n’aille rencontrer la juge. Ils doivent parler de la toute dernière enquête, une lamentable histoire de tentative de braquage d’un bureau de poste par des mômes à peine majeurs. Ils se sont fait prendre la main dans le sac, sans la moindre résistance. Le bureau était surveillé depuis plusieurs jours, des allées et venues suspectes ayant été remarquées par le personnel !
Mais le commissaire ne doute pas que la magistrate va le questionner sur les derniers éléments de l’affaire Bergonses. Comme à chaque fois qu’ils se rencontrent. C’est vraiment la patate chaude du moment. Chacun voudrait bien s’en débarrasser et la refiler au copain.

- Attends… Tu dis pas de nouvelles ? Pas de nouvelles du tout ? Ce type ne s’est pas évanoui dans la nature quand même !
- Quand nous avons commencé les investigations à propos de la jeune Lasvalès, j’ai naturellement voulu rencontrer ce monsieur Lebofranc. Tu te souviens, elle avait déclaré à Justin qu’ils s’étaient séparés d’un commun accord, en restant les meilleurs amis du monde. Il était soi-disant parti en Provence, dans l’une de ses maisons secondaires.
- Oui, oui, je me souviens.
- Rien ne pouvait laisser supposer qu’il touche de près ou de loin à notre affaire, mais je voulais mieux cerner la personnalité de cette Lasvalès !
- Quand se sont-ils séparés dis-tu ?
- Il semblerait qu’il n’y a qu’une dizaine de jours ! Aussitôt après elle serait allé reprendre contact avec Vanneaux à Nantes. C’est ce qui m’intrigue assez. Il semble qu’elle ait des décisions rapides, la demoiselle !
- Bon, alors, ce type, il a quand même une vie sociale ! Il ne passe pas sa vie sous les couettes des jeunes filles en fleur !
- Ben, ce n’est pas si évident. Ce monsieur n’a pas vraiment d’activité régulière. Il vit de ses rentes en quelque sorte. A part quelques conseils d’administration de temps en temps… Il ne s’occupe même pas vraiment de son patrimoine. Il a un chargé d’affaire qui s’occupe de tout. Je l’ai vu, celui-là. Il n’a aucune nouvelle de son patron depuis deux semaines. Mais il ne s’en étonne pas. Ce n’est pas la première fois !
- Mais bon sang, il a bien des coordonnées pour le joindre en cas d’urgence !
- Un portable, qui ne répond pas. Sinon, en général il sait à peu près où il se trouve, et là il le croyait effectivement en Provence.
- Là-bas, pas de nouvelles non plus ?
- Le gardien que j’ai eu au téléphone n’a pas davantage vu son patron. Il y a une quinzaine de jours, celui-ci lui a demandé de préparer la maison, il comptait y venir. Depuis, plus rien.
- Et ce gugusse ne s’inquiète pas plus que ça ?
- Lebofranc a l’air assez fantaisiste. Et il n’a pas qu’une résidence secondaire ! Pas à plaindre le malheureux ! Bref, le gardien a pensé qu’il avait changé d’avis et était ailleurs.
- Pas à plaindre, pas à plaindre ! Passablement intrigante cette disparition quand même ! Coup de tête, fuite, ou … ?
Redoublez la surveillance de cette minette ! Je la sens pas trop ! Et allez-y franco. On verra bien comment elle va réagir en se voyant surveillée. Prudence quand même, hein ! On ne sait jamais…






Et voila. Une fois les affaires courantes expédiées, comme prévu la mère Filipoint remet sur la table l’affaire qui les obsède tous plus ou moins. Lorsqu’il était arrivé, elle l’avait d’ailleurs prévenu : « Ah, Jason, rappelez-moi avant de partir que je dois vous parler de madame Bergonses mère. ». Ils y étaient. Comme de bien entendu, le commissaire n’a pas eu à rappeler quoi que ce soit. La magistrate a une mémoire d’éléphant. Ou de mule corse. Au choix…

- Et bien entendu, je voulais vous parler de « notre » affaire. J’espère que vous avancez, Jason, car pour ma part, je commence à en avoir par-dessus la tête !
- Les officiels qui ne vous lâchent pas ?
- Oh, eux ! Vous savez parfaitement ce que j’en pense. Le Préfet saute comme un cabri, le Procureur trouve chaque jour mille prétextes pour entrer dans mon bureau et me demander des nouvelles. Mais vous vous en doutez, Jason. Comme disent nos clients, « Je m’en tape ! ».
Non, c’est plus grave ! Je vieillis, Jason, et je vieillis mal ! Il va falloir que je pense très sérieusement à la retraite !
- Madame la juge !
- Je suis parfaitement lucide mon cher, parfaitement ! Tenez, ce nouveau témoin sorti d’un chapeau, la Jeune Lasvalès… Vous vous rendez compte que je n’avais pas fait le rapprochement avec son père !
- Mais personne ne l’a fait, madame Filipoint ! Moi en premier ! Et je ne vois pas ce que vous trouvez d’extraordinaire à ça ! Il n’y a pas qu’un âne qui s’appelle Martin comme on dit !
- Mais ce n’est pas si vieux que ça, et c’est moi qui avais représenté ce tribunal à la cérémonie d’hommage faite aux Invalides. Et vous le savez bien, vous en plaisantez assez : je me souviens toujours des noms et des dates, même des années après ! Enfin… Je me souvenais…
- Tsss, tsss ! Madame Filipoint a une crise de blues ! Faut que je fasse une croix sur la cheminée de mon salon…
- Vous pouvez plaisanter ! Et ce Bergonses… Une être pervers et abject, orgueilleux et prétentieux. Hé bien figurez-vous que par moment je finis par lui trouver des aspects sympathiques !
Bon, ce n’est pas la première fois qu’un prévenu se révèle attachant. Et j’ai toujours su raison garder. On me le reproche bien assez ! Mais là, c’est autre chose. Le sentiment de m’être planté. Pour la première fois de devoir douter de mon sixième sens !
- Vous ne devriez plus lire sa correspondance ! J’ai l’impression qu’il vous manipule allègrement !
- Me manipuler, moi ! Jason ! J’ai dit que j’avais pris un coup de vieux ! Pas que je devenais sénile ! Non, non… Il y a des accents de sincérité dans son attitude et ses comportements sonnent juste. Et cette confiance absolue qu’il affiche à propos de la découverte de la vérité. et sa mère…
- Oui ? Vous vouliez me parler d’elle ?
- C’est une femme remarquable. Très forte personnalité. Intelligente et cultivée. Et de tout son être émane une confiance absolue en l’innocence de son fils. Très troublant !
- C’est une mère !
- C’est bien au-delà de cette évidence ! Mais ce dont je voulais vous parler, c’est d’un fait découvert au hasard de la discussion et qui me semble avoir quelque importance.
- Je vous écoute ?
- Elle est au courant du cancer de sa belle fille. Son fils lui en a parlé ce fameux soir. Elle affirme même qu’ils n’ont parlé que de ça, de son inquiétude, et c’est pour elle la preuve absolue qu’il ne peut lui avoir fait du mal.
Jusqu’ici, nous pensions que personne n’était au courant de la maladie, n’est-ce pas ?
- En effet, c’est très troublant. Ça aurait pu être un alibi pour Bergonses, si nous l’avions su dès le premier jour. Mais là… Cette femme peut l’avoir appris après, et monter toute une stratégie !
- Je ne le pense pas. Mais laissons venir. Du côté de la jeune Lasvalès, où vous en êtes ?
- Comme vous le savez, nous l’avons mise sous surveillance. Son téléphone et son portable sont sur écoute. Mais elle n’est pas née de la dernière pluie, et rien ne bouge. C’est à côté que nous relevons des choses troublantes…
- A côté ? Que voulez-vous dire ? Allez, je vous écoute ?
- Henri continue l’enquête de voisinage et a voulu entendre celui qui a été son compagnon ces deux dernières années. Un certain monsieur Lebofranc.
- Ah, oui, le riche qui n’a pas été choisi parce qu’il était riche mais pour… disons… sa vivacité d’esprit, c’est bien ça ?
- Si vous voulez… Hé bien ce monsieur a disparu. Envolé dans la nature !
- Ah ?...
- Totalement… Et des témoins qui disparaissent ainsi dans une enquête… Vous et moi savons qu’alors tout redevient possible. Responsabilité dans l’affaire ? Fuite ? Complicité ? Je ne vois pas encore trop le lien, mais comme il semble bien que la jeune Lasvalès ait un alibi béton… Cela mérite de regarder le cas de ce monsieur de plus près.
- Son alibi à elle est donc vérifié ?
- Absolument ! Tenez, je vous apporte la lettre du responsable de l’association caritative. Nous venons de la recevoir. Il confirme catégoriquement sa rencontre avec Annie Lasvalès ce jour… le jour….
- Le jour en question ?
- Nom de Dieu !!!
- Quoi ! Qu’y a-t-il ?
- La date !
- Hé bien ?
- La date ! Je n’y avais pas prêté attention ! Il dit avoir rencontré Annie Lasvalès de façon impromptue le mardi 18 Août !
- Hé bien oui, le mardi ?
- Mais le 18 Août c’est le lundi ! La veille ! Nom de Dieu !



Tout deux restent silencieux quelques secondes pour mesurer toutes les conséquences de cette découverte. Y a-t-il erreur de date ? Dans quel sens ? Est-ce le lundi ou la mardi qu’a eu lieu cette rencontre ? Un seau d’eau froide vient de leur tomber sur les épaules. Nom de Dieu !
Le brave greffier toujours aussi introverti, gauche et maladroit, pense que ce silence lui offre la possibilité de glisser un message :

- Excusez-moi commissaire…
- Oui ? Je vous écoute Leclerc ?
- Le capitaine a téléphoné il y a quelques minutes… Je n’ai pas voulu vous déranger… Il demande que vous le rappeliez le plus vite possible.
- Mais vous auriez dû me le passer ! Je l’appelle !


Jason, quelque peu surexcité se lève pour aller décrocher le téléphone du greffier. Il compose le numéro de son adjoint. Il faut que celui-ci vérifie au plus tôt cette histoire de date ! Ça pourrait tout changer.
Son échange au début est bref et sec. Puis il se prolonge. Il répond par mono syllabes. Très vite il tire une chaise pour s’asseoir, le dos de plus en plus courbé comme s’il recevait des coups de bâtons. La juge ne perçoit que des bribes de la conversation. « Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? », « Nom de Dieu ! », « Il faut tout de suite joindre… », « Quoi ? Lui aussi ? », « Où ça ?... », « Tu sais exactement ?... », « Elle t’a dit vers quelle heure ?... », « Envoie toutes les équipes dispo, j’arrive.»

- Alors, que se passe-t-il ?


La juge connaît trop bien le commissaire. Pour qu’il perde son flegme de cette façon, il faut que les choses soient sérieuses. Mais elle veut savoir avant qu’il ne s’échappe.

- En deux mots, parce que là, je fonce sur le terrain ! La jeune Lasvalès a trouvé le moyen de semer son ange gardien. Elle l’avait entraîné dans les grands magasins. Elle a passé un coup de fil d’une cabine, et puis après avoir chiné quelques instants dans les rayons, elle est entrée dans les salons d’essayage avec des vêtements et… plus personne ! Ridicule ! Bernés comme des apprentis ! Ils étaient trop en confiance ! Bref. Je demande donc à Henri de joindre aussitôt Vanneaux. Histoire de voir. Mais en attendant que je le rappelle, il l’avait déjà fait. Et là, il apprend qu’après avoir reçu un coup de fil de cette fille, il est sorti sans un mot. Sa belle-sœur a juste entendu qu’il devait se rendre d’urgence à Evry. Des histoires de preuves ?! Elle a essayé de le dissuader, lui disant qu’il était encore trop faible, mais il n’a rien voulu savoir et est parti. Cette femme est inquiète. J’y vais !
- Mais où ? Où avez-vous dit à Henri d’envoyer les voitures ?
- Vers la gare du Bourg, et vers celle de Courcouronnes, à l’Agora. Ils ne peuvent arriver que dans l’une de ces deux gares. Je ne sens pas trop le truc, madame la Juge. Je ne le sens pas du tout, même. J’y vais. Je vous tiens au courant.



Aucun commentaire: