samedi 21 février 2009

Chap XIX Le fin mot de l'histoire






19








Un lourd, très lourd silence pèse dans le bureau du commissaire Jason. Ce dernier va, vient, tourne en rond dans le bureau, revient s’asseoir dans son fauteuil. Quelques instants il regarde la jeune femme assise en face de lui, droite comme un I, le visage figé, les yeux vides. Brillants mais vides. Il n’a encore jamais eu, assise à cette place, une personne avec une telle violence intériorisée. Jamais. En près de quarante ans de carrière. Il domine les frissons qui cherchent à l’envahir de la tête aux pieds, et se relève.
Il reprend ses rondes autour du bureau et de la prévenue. Epiant chaque fois qu’il passe dans son dos le moindre raidissement, le plus infime frisson, la plus légère inclinaison de la tête ou du torse. Rien. Rien. Ce n’est pas une femme qu’il a fait asseoir dans ce bureau. C’est une statue de sel. Sans âme. Mais prête à exploser.

Elle a été interceptée et interpellée, seule, dans les rues du vieux Bourg. Lamaison sillonnait toutes les rues remontantes de la gare et les environs de la maison des Bergonses. Au cas où le couple aurait voulu s’y rendre. Il avait d’ailleurs placé un Gardien de la Paix discrètement posté à proximité du domicile. Ce n’avait été qu’un coup de chance. Il cherchait un couple, avait en tête la stature du jeune Vanneaux. Mais la démarche rapide de la passante, sa silhouette, même noyée dans un grand manteau de demi-saison, a immédiatement attiré son regard. Cette femme a une telle prestance ! En les voyant, elle s’est figée. Très vite elle a plaisanté : « Ah… Vous ! C’est vraiment difficile de faire une promenade tranquille avec vous !... ». Lui ne plaisantait pas. Son instinct, Jason dirait son flair, lui a tout de suite fait remarquer que venant de la gare du Bourg, elle faisait comme un grand détour pour éviter le domicile Bergonses. Or, comment pouvait-elle savoir où habitaient Nicolas et Suzy Bergonses ? Il l’a invitée à monter dans la voiture. Elle n’a fait aucune résistance. Mais elle n’a plus prononcé un seul mot.

Jason recommence à parler lorsqu’il se trouve dans le dos d’Annie Lasvalès. Il ne hausse pas le ton. Au contraire, il essaye que sa voix n’ait aucun des petits frémissements qui trahissent la colère. Il parle lentement, calmement.

- Votre silence me laisse perplexe, mademoiselle… S’il ne s’agit que d’une petite escapade, pourquoi refusez-vous de m’expliquer simplement les raisons qui vous ont fait volontairement fausser compagnie à nos hommes ? Et pourquoi ce voyage brusque à Evry, où vous disiez n’avoir jamais mis les pieds ? Juste ces deux petites questions…
Ce n’est pas la mer à boire, il me semble ?


Pas un frémissement. Même pas une raideur supplémentaire qui pourrait vouloir dire « Cause toujours mon bonhomme ! » Rien. La statue de sel ne bouge pas.
Il s’est jusqu’à présent bien gardé de révéler qu’ils étaient au courant de son rendez-vous avec le jeune Vanneaux. Où est-il celui-là ? Ses hommes ne l’ont pas vu à la gare de Courcouronnes. Ils auraient pu prendre des trains différents avec ces deux destinations distinctes. Vanneaux semble utiliser plutôt la ligne qui le fait arriver à l’Agora. C’est là qu’il était descendu le soir du drame. La demoiselle aurait pris l’autre destination afin qu’ils ne soient pas vus ensemble ? Pourquoi ? Et où devaient-ils se rejoindre ? Pour le moment, aucun signe de vie du garçon. Jason reprend :

- Hé bien, je vais donc devoir faire la conversation tout seul… Ne vous inquiétez pas pour moi. J’ai un peu d’imagination… Je vais réfléchir à haute voix, tenez…
Avant de fausser compagnie à votre ange gardien, (entre nous, vous qui avez un peu connue la Maison, les jeunes d’aujourd’hui ne sont plus ce qu’ils étaient ! On les berne trop facilement !)…. Je disais donc, avant de disparaître, vous avez passé un coup de téléphone… Je ne vous demande pas à qui. Vous ne me répondriez pas. Certainement à quelqu’un d’Evry à qui vous avez donné rendez-vous… Et vous alliez à ce rendez-vous… Vous vous êtes certainement trompée de train, et vous pensiez arriver à Courcouronnes. Alors vous vous dirigiez à pied vers l’Agora… Pourquoi à pied ? Et en faisant un sacré de drôle de grand détour ! Le chemin des écoliers, quoi !
Mais c’est vrai que vous ne connaissez pas la ville. Vous n’y étiez jamais venue… Alors vous vous êtes un peu égarée… Pourtant, lorsque le lieutenant vous a vue, vous donniez l’impression de savoir où vous alliez… C’est étrange… A moins que vous cherchiez à éviter la maison où a eu lieu le drame, au cas où il y aurait une surveillance ? Car vous contourniez exactement le quartier… Vous êtes au courant ?... Non, bien sûr… Vous ne pouvez pas savoir où se trouve cette maison, puisque vous ne l’avez jamais vue… Le hasard… Sans doute…
Je n’aime pas le hasard.


Jason allait tranquillement continuer ainsi à jouer au chat et à la souris… Elle est forte, très forte cette fille ! On dirait vraiment qu’elle s’est préparée à affronter une telle situation. Qu’elle a anticipé toutes les questions possibles. Seulement voila, le commissaire est costaud lui aussi. Et patient.
Lorsqu’il est inopportunément interrompu par le capitaine qui lui fait signe de sortir. Qu’a-t-il à lui dire ? On a enfin intercepté le garçon ?
Le patron sort et demande à un gardien de se poster à l’entrée de son bureau. « Et ne la lâche pas des yeux, surtout ! Pas désa-gréable comme consigne, non ? Mais sur le qui-vive, hein ! Ne baisse pas la garde une minute ! »
Henri insiste et lui fait signe de le rejoindre dans un autre bureau. Fichtre ! Le frisson. Le mauvais frisson cette fois, dans les épaules. Son adjoint a sa gueule des mauvais jours.

- On a retrouvé le jeune Vanneaux…
- Ah…
- Dans le train de Milly… Dans les toilettes… Une balle en plein cœur… Tué net. Vraisemblablement le même calibre 38… J’ai envoyé une équipe avec Justin…
- Merde ! Ce môme aussi !
- Pourquoi aussi ?? Il y a encore quelqu’un d’autre ?!
- Rien, rien… Une idée… Juste une idée.
- … …
- Maintenant, son silence s’explique… Attend ma petite vieille ! Attend un peu !


Jason prend deux minutes pour retrouver toute la sérénité requise. Il va lui falloir jouer serré. Comme dans ses meilleurs jours. Il n’a dans l’immédiat aucune carte en main. Aucune piste précise. Quelques informations, éparses et difficilement concordantes. Non recoupées. Juste un brouillard bien, bien flou. Mais il a aussi son flair. Son fameux flair !
Il n’obtiendra rien de cette fille s’il se confronte directement à elle. Un roc. Et si elle ne dit rien, ça peut être long. Très long. Trop long.
Une seule solution. La faire craquer. Briser son armure. Trouver la faille de sa cuirasse. Il y mettra le temps qu’il faut. Le tems nécessaire et suffisant.
Il prend une grande respiration, bloque ses poumons, tourne la tête dans tous les sens en martyrisant et faisant craquer ses cervicales.
Et il vide au maximum sa poitrine, avant de reprendre une respiration normale. «Allez, on y va !». Il remercie le planton et se réinstalle dans son fauteuil. Il se balance… Traine… Tarde… Enfin :

- Excusez-moi, mademoiselle… Vous savez ce que c’est… Quand on est chef, il faut être partout à la fois… On ne peut pas se passer de vous…
- … …
- Remarquez, la chose avait son importance… On a retrouvé le jeune Vanneaux que nous n’arrivions pas à joindre… Des petits soucis… Bah… Mais tout ça ne vous concerne pas… Où en étais-je ?... Ah ! Oui !... Vous alliez vers l’Agora…
- … …
- Mais si, je réalise, bien sûr que vous êtes concernée par ce jeune homme ! Il a été votre compagnon pendant quelques temps ! Où avais-je la tête ? Il a même été question que vous vous retrouviez à nouveau, non ?... … Pourtant, vous avez dit à nos inspecteurs des choses pas très gentilles sur lui et ses performances… Ah ! Tiens, à propos ! C’est vrai !...
- … …
- Mes enquêteurs on vaguement abordé le sujet avec madame Vanneaux, la belle-sœur… Et elle ne partage pas du tout votre avis !... … Enfin, je veux dire… Elle a déclaré que ça ne correspond pas du tout à ce que lui confiait madame Bergonses. Vous savez qu’elles étaient très liées, n’est-ce pas ? C’est Aline Vanneaux qui a fait se rencontrer madame Bergonses et son beau-frère… Enfin, bref… Donc, madame Bergonses lui aurait confié que le jeune Nicolas était un merveilleux, même aurait-elle dit, un « prodigieux » amant. Non seulement beau, ça chacun peut avoir sa propre appréciation, (moi, personnellement…) mais également tendre, attentionné, très sensuel, fort bien pourvu et particulièrement endurant… La perle rare, quoi ! Il fallait bien ça pour supplanter le mari en titre… Parce qu’il semblerait que celui-là… Il a l’expérience et l’entraînement… Bref… C’était juste pour vous dire… C’était peut-être vous, qui ne l’inspiriez pas particulièrement, ce garçon ?...
- … …
- Enfin, ce n’est pas vraiment mon problème… Vous verrez ça entre vous le moment venu… Ah… Il faudra attendre un peu qu’il se remette… Parce que là, il est blessé par balle… Assez gravement… Il a été conduit à l’hôpital de Melun… Ses jours ne sont pas en danger, mais il va falloir patienter un peu… Vous voyez ? Et puis, moi, je voudrais comprendre… Je n’aime pas du tout les blessures par balle… Un accident probablement… Mais encore faut-il se trouver à proximité d’une arme… Il y des gens qui sont d’une imprudence !...
- … …
- Et puis, que faisait-il dans un train pour Evry ? Alors qu’on lui avait demandé de rester à disposition de la police chez son frère à Paris ? Qu’y faisait-il ?...
- … …
- Remarquez, j’ai une petite idée… Il a été profondément affecté par la mort de sa femme… De sa compagne si vous préférez. Ils étaient très unis, vraiment très unis. Ils s’aimaient énormément. Depuis le meurtre il n’avait qu’une idée en tête : trouver le coupable. Trouver l’ignoble assassin qui a si odieusement brisé son rêve ! ... … Et voyez-vous, je soupçonne qu’il ait eu des informations… Et qu’au lieu de nous prévenir, il ait voulu se faire justice lui-même ! D’où ce coup de feu… Et voila où ça mène !... Enfin, nous en saurons davantage lorsque nous pourrons l’interroger… Mon adjoint est parti à l’hôpital… C’est pour ça qu’il voulait me parler…

Rien, rien de rien. Jason n’a pas perçu la moindre émotion ! La moindre réaction ! Ni quand il a fait allusion aux performances de l’ancien amant, ni quand il a mis en doute ses capacités à elle, ni à l’annonce qu’il n’était que blessé. Pourtant, là, sur ce dernier point il est sûr de lui ! Il est convaincu que c’est cette femme là qui a tiré, qui l’a abattu comme un lapin ! Il faut laisser mûrir. Un peu de silence, maintenant. Laissons la pression un peu monter.

Bon sang de bonsoir ! Quand même ! Il aura fallu qu’il attende d’être aux portes de la retraite pour se planter aussi grossièrement dans ses premières évaluations ! Car, ici, dans la minute, il n’a plus aucun doute. Cette femme est la meurtrière de Suzy Bergonses. Et donc Albert, le mari, est innocent. Victime lui aussi. Comment a-t-il pu se laisser aveugler à ce point ? Tout à l’heure encore, dans le bureau de la juge, il soupçonnait ce type d’essayer de manipuler la magistrate !

« Allons ! Je ne suis pas tout à fait, tout à fait le seul responsable. La mère Filipoint a aussi sa part ! Oui, mais justement, c’est quand même là que le bât blesse. Je suis rentré bille en tête dans son jeu ! Pire ! Sachant ce qu’elle allait penser, j’ai anticipé et adhéré direct à ses analyses ! Comme un gamin !
Putain, aussi, si ce mec avait été un mec normal ! Oui, normal… Hé, oui, voila où j’ai déconné. Bordel ! Dans mes tripes je ne peux pas accepter qu’un gars qui se fait enfiler à quatre pattes puisse être un mec normal ! Et même si c’est lui qui pointe !
Bordel ! Bientôt soixante ans, et j’ai encore un sacré chemin à faire !
Je dois le dire bordel ! Me regarder en face ! Ce mec, tout pédé qu’il soit semble vraiment un gars bien. Et il aimait sa femme comme peu d’hétéros savent le faire. Et il se révèle un bon père. Et il se comporte en citoyen responsable, respectueux de l’autorité et de la loi. Et… Je suis un gros con ! J’ai toujours marché dans la vie avec des œillères, droit devant. En imaginant que j’étais un type ouvert parce que je savais encaisser toutes les turpitudes qui passaient par ce bureau. Mais je ne suis qu’un gros con !
Bien sûr que j’aurais dû faire comprendre à la juge. Bien sûr !
Et celle-là, là, maintenant. Elle va le cracher le morceau ? C’est clair, putain, les choses sont claires ! »


Le scénario commence à bien prendre forme dans sa tête.

« Annie Lasvalès regrette son ancien amant et veut le récupérer. Elle effectue une opération de charme, une opération commando à Nantes en quelque sorte, et elle gagne la première manche… Mais je ne serais pas surpris qu’elle ait crié victoire trop tôt. Ça lui ressemblerait assez ! Peut-être aussi craché trop vite sa méchanceté contre la compagne en titre. Peut-être oublié la prudence de mise et laissé poindre une dose d’égocentrisme… Toujours est-il que le garçon fait machine arrière. Grave. Et que l’opération commando se termine par un échec.
Et puis des appels téléphoniques, elle s’accroche… Le jeune Nicolas, profitant de pouvoir rentrer plus tôt sur Paris ; lui donne un rendez-vous pour mettre les points sur les « i ». Pas un rendez-vous de la dernière chance ! Une fin de non recevoir ! Elle l’a très bien compris ainsi. Et ne l’accepte pas.
Comment a-t-elle trouvé l’adresse des Bergonses ? Pas très difficile. Elle téléphone et demande à rencontrer Suzy. Celle-ci accepte de la recevoir, pensant je suppose jouer la consolatrice… Elle annule sa sortie prévue et l’attend…
Annie Lasvalès prend avec elle une des armes de service de son père. Pourquoi ? Déjà l’intention de tuer, ou pour intimider, pour faire peur ? Pour menacer de se suicider devant sa rivale ? Qu’importe au fond !
Madame Bergonses oppose à l’excitation de sa visiteuse sa gentillesse coutumière. Elle devait être convaincue de pouvoir ramener à la raison cette gamine turbulente. Elle, l’excellente pédagogue. Et peut-être bien qu’elle a conservé tout son calme lorsque l’autre a sorti son arme. Tout sourire elle s’est approchée d’elle en disant… (Oui, bon sang, je l’entends presque !) « Allons, allons, Annie, voulez-vous ranger cet ignoble engin ? Allons… Nous n’allons pas nous étriper parce que nous aimons le même homme ! »… Et le coup part… Cinquante-cinquante… Accident et jalousie meurtrière…
… …
Ah… Mais non, ça ne vas pas ! Ça cloche ! »


Les mutilations ! Pourquoi les mutilations ?… Rien ne tient si cette énigme n’est pas résolue ! Pourquoi une femme s’attaquerait-elle à la poitrine d’une autre femme ? C’est quasi contre nature !
Côté mec, le plus souvent ce sont des femmes qui coupent les parties génitales d’un cadavre pour les lui mettre dans la bouche. Par vengeance. Parce que l’homme leur a fait du mal. C’est vrai aussi qu’il est arrivé que ce soit des hommes. Mais parce que la victime était un sous-homme, un pédé ou l’un de ces putains de pédophiles. Parce que la soi-disante victime avait mal utilisé ses attributs. Mais là ! Pourquoi une femme s’acharnerait-elle sur la poitrine d’une autre femme ?

« J’approche… J’approche Nom de Dieu ! Je dois trouver une explication cohérente ! »

Tout en laissant son cerveau, sa machine de guerre, carburer à plein régime, Jason s’est relevé et a repris les cent pas autour du bureau et de la jeune femme. Quand il passe dans son dos, il l’observe discrètement… Rien ! Rien ne bouge, ni dans son attitude, ni dans la position de ses membres. Il n’a jamais rencontré une telle capacité d’immobilisme !
En moment donné, par provocation, par jeu, pour dominer sa lassitude, il reste derrière elle et s’appuie des deux mains sur la chaise du témoin… Il soupire :

- Ah… C’est dur, c’est très dur… Toute cette histoire est bien difficile… Bien pénible…

Et disant cela, il s’appuie plus fort sur le dossier, en équilibre vers l’avant… Il la surplombe, en quelque sorte… Et là…
« Nom de Dieu ! Nom de Dieu de Bordel de Merde !... Elle a le sein droit nettement plus petit que l’autre ! Comment ne m’en suis-je pas aperçu ? Comment personne ne l’a jamais signalé ? »

Il retourne dare-dare s’asseoir face à elle. Il la regarde. Droit dans les yeux. Puis son regard descend explicitement vers la poitrine de sa vis-à-vis.

« Les vêtements amples et froufroutants. Effectivement, elle est toujours décrite comme ayant des hauts amples et froufroutants et des robes suggestives et presque transparentes. Le rideau de fumée ! La tenue de camouflage ! »

Il se recule de nouveau, les mains derrière la tête, il s’allonge amplement. Comme il aime à le faire lorsqu’il est seul. Pourquoi se gêner après tout ? C’est comme si elle n’était pas là ! Comme si elle était un meuble. Il murmure, se parlant à lui-même :

- C’est dingue cette affaire… Madame Bergonses était une très belle femme… Une très, très, belle femme… De longs cheveux noirs, un corps admirablement proportionné. Une poitrine splendide !
- … …
- Nicolas Vanneaux est un fort bel homme. Athlétique, plein de charme et de séduction…
- … …
- Monsieur Bergonses est semble-il un séducteur irrésistible…
- … …

Jason rit franchement : « Mais ils vont finir par nous filer des complexes, à nous, Nom de Dieu !»

Silence.
Silence.

Ça change tout ! Il bâtissait un scénario sur un drame de la jalousie. Il n’y était pas du tout. C’est un crime de psychopathe ! Une femme bourrée de complexes, doutant de tout et d’elle-même, qui ne s’est pas remise de la mort d’un père qu’elle vénérait, et qui s’est enfermée dans ses obsessions et dans ses doutes ! Sa recherche effrénée du plaisir. Son besoin permanent de mettre les hommes sous le charme, de les séduire, ensuite éventuellement de les casser. Le jeune Nicolas première mouture... Les tentatives de charme sur son frère… Le « vieux » Lebofranc qui passait par là… Nicolas-bis à Nantes… Les inspecteurs lorsqu’ils sont allés l’interroger chez elle… Des dizaines d’autres sans doute dont nous n’entendrons jamais parler… Tout devient clair. Les femmes moins belles qu’elle reçoivent son mépris. Ainsi madame Olivier Vanneaux. Les femmes plus belles subissent sa haine. Exit madame Bergonses !
Oui. Ça change tout. Ça change tout. Reprenons…

« Bon, elle relance Vanneaux à Nantes. Ça, c’est acquis. Le pauvre garçon se laisse séduire et cède. Mais que ce soit pour une raison ou une autre, il se ressaisit très vite. Il semble quand même qu’il aimait très sincèrement sa compagne. Le séjour à Nantes de la belle se termine par un fiasco. Elle n’aime pas ça, la belle, les fiascos ! Sa fierté en prend un coup. Son orgueil est bafoué. Un homme ose résister à ses charmes ! Il va le payer. Cher. Le maximum !
Elle n’a pas de stratégie bien définie… Mais elle sait qu’elle va trouver… Il va payer… Ils vont tous payer… Sa haine monte, gonfle… Elle l’entretient en relançant continuellement son ex au téléphone. Elle va l’user… Elle va le faire craquer…
Le malheureux Vanneaux lui offre l’opportunité qu’elle attendait en lui proposant un rendez-vous en revenant sur Paris. Bonne occasion que ce retour plus tôt que prévu !
Depuis sans doute un bon moment déjà elle a fait sa petite enquête et s’est renseignée sur la nouvelle compagne de Nicolas. Peut-être même avant d’aller à Nantes. Sans doute même. Car comment a-t-elle appris qu’il n’était plus en vacances, mais en mission en Vendée ? Que madame Bergonses était seule chez elle, sans ses enfants ? Oui, elle devait être au courant de tout...
Alors elle contacte Suzy Bergonses. Raconte une quelconque salade, pleurniche au téléphone. Réussit sans problème à émouvoir la brave femme qui lui propose de parler de tout ça en tête à tête… Et lui offre de la recevoir avant le retour de Nicolas.
La stratégie se met en place. Elle prend l’arme de son père. Pas au cas où… Dans le but clair et précis de tuer. De faire mal, de détruire ce monstre qui ne lui a pas cédé. En supprimant l’objet de sa passion. De cette passion qui l’aveugle, lui, et l’empêche de la voir, elle. Et tant qu’à faire, en faisant éventuellement en sorte qu’il soit soupçonné… Qu’il soit accusé… Qu’il soit traîné dans la boue ! »


- Le criminel avait bien vu… C’était une bonne idée de commettre le crime dans un moment où le jeune Vanneau n’avait pas d’alibi véritable… Bah… L’assassin ne pensait pas qu’il resterait si longtemps dans un même café, se construisant involontairement un alibi… Il ne pouvait pas prévoir non plus que le mari de la victime viendrait d’une certaine façon se jeter dans la gueule du loup en remontant, justement ce jour là, sur la capitale… Sans prendre la précaution d’avoir, lui, un alibi solide… Dommage…
- … …

« Elle ne devait pas s’attendre à être submergée par la haine à ce moment là… De voir sa victime allongée ainsi les bras en croix, toujours aussi belle, encore plus belle avec ses yeux grands ouverts et son expression d’étonnement… Elle n’a pas supporté. Rageusement, elle a arraché le fin chemisier et s’est saisie d’un couteau pour détruire ce que cette femme avait, à ses yeux, de plus beau qu’elle : la poitrine. C’est son inconscient sans doute qui a dirigé les coups vers le sein droit… Il est vrai que l’autre était déjà maculé de sang… C’est toute la poitrine qu’elle voulait éradiquer ! »

- Le meurtrier s’est acharné sur la poitrine de la malheureuse bien inutilement… Ah… Vous ne savez pas, bien sûr… Mais madame Bergonses avait un cancer justement à ce sein là… Dans quelques semaines elle aurait vraisemblablement subi une lourde intervention avec ablation de la glande mammaire… Si elle avait vécu, le corps médical aurait fait le travail… Dommage…
- … …

« Elle a dû être retardée, pour une raison quelconque… Il faudrait voir s’il n’y a pas eu des problèmes de train de banlieue ce jour là. Parce qu’en laissant longtemps le garçon dans le même café, elle lui offrait la possibilité d’avoir un alibi… Ouais… Elle n’avait pas dû prévoir d’être absente aussi longtemps… Vanneaux avait pourtant un portable… Elle le connaissait, puisqu’il en était arrivé à ne plus l’allumer pour la fuir… Elle aurait pu modifier le rendez-vous pour le faire bouger… Ouais… Mais elle n’est pas tombée de la dernière pluie… elle sait très bien qu’un éventuel appel aurait pu être localisé… Et elle ne tenait pas à laisser de trace tant qu’elle était en banlieue…
Elle n’est pas entrée dans le café. Elle lui a fait signe du dehors… En se montrant discrète. Comment aurait-elle pu penser qu’un garçon de café pédé ne cessait de zieuter Nicolas ? Et du coup la remarquait, elle ?
Mais nom d’un bon sang, elle a bien su se ressaisir, et son audition, chez elle, par l’équipe d’Henri est un bijou dans le genre ! Comment manipuler les hommes ? Chapitre 1, règle 1-a…
Lamaison semble d’ailleurs s’y être laissé moins prendre que les autres… Bon point pour lui.
En apprenant l’arrestation du mari, elle a dû réagir… Elle a construit son alibi en embrouillant la date de sa rencontre de la veille, ayant eu lieu aux heures qui pouvaient convenir. Trop simple. Trop simple ? Elle le sait, j’en suis certain. Le plus simple est le plus efficace. Elle a recommencé à relancer le jeune Vanneaux. Elle a repris son rôle d’amoureuse éperdue… »


- Ah, tiens, j’y pense… Ce monsieur Le Gilecq, de l’association « Droit à un Logement Décent »… C’est un drôle d’administrateur efficace… Rigoureux et précis dans son organisation. Il a bien confirmé… C’est le lundi que vous vous êtes rencontrés… Et non le mardi du drame…
- … …

« Et c’est là que j’ai fait la bourde du siècle… Quand j’ai demandé à Henri que ses hommes reprennent leur filature à visage découvert… Je pensais la pousser dans ses retranchements… Je l’y ai poussée… Nom de Dieu… Je ne pouvais pas imaginer que sa haine irait jusqu’à tuer de nouveau. Un homme qu’elle avait aimé !
Et j’avais en plus connement imaginé qu’elle s’était d’ores et déjà débarrassée de l’arme. C’était bien mal la connaître. Je ne la connais effectivement pas, d’ailleurs… Jusqu’où irait-elle Bordel de Merde ?
Elle a pris son arme, a entraîné notre homme dans les Galeries… Un coup de téléphone pour donner rendez-vous à Vanneaux… Traîner encore un peu… Oh, elle a dû sacrément minuter son opération ! Et après avoir faussé compagnie à l’inspecteur, elle a rejoint son ancien compagnon à la gare de Lyon… »


- Mes hommes ont tout de suite téléphoné chez les Vanneaux lorsque vous leur avez faussé compagnie… Et madame Aline Vanneaux leur a dit que vous aviez donné rendez-vous à son beau-frère à Evry… Nous vous attendions en quelque sorte tous les deux… Ça juste pour vous dire… Ben, oui, quoi… Pas tout à fait nunuches les policiers de banlieue…
- … …


« Là, à mon avis, elle ne l’a pas abordé. Parce que l’échange aurait pu tourner court et Vanneaux refuser de monter dans le train. Non… Elle l’a suivi. A distance. Et elle est restée planquée jusqu’à ce qu’il y ait moins de monde dans le train. Pour pouvoir agir. Donc pas avant Juvisy, puisqu’ils ont pris cette ligne… C’est là que le train se vide à moitié, au moins…Pourquoi cette ligne ? Sans doute Vanneaux, qui pensait la retrouver à Evry, se croyait seul, et souhaitait-il arriver là où il n’était pas attendu. Par derrière en quelque sorte.
Mais là encore, tout ça n’a pas dû se dérouler comme elle l’avait prévu. Parce qu’il ne fait aucun doute qu’elle aurait préféré descendre avant Evry pour retourner au plus vite vers Paris. Seulement voila… et une fois le meurtre commis, elle ne pouvait plus s’éterniser dans le train ! Pourtant. Si elle était restée jusqu’à Corbeil, nous ne l’aurions pas interceptée et elle aurait pu faire immédiatement demi-tour. Dommage pour elle. Du moins le pense-t-elle peut-être. Mais ça n’aurait pas changé grand-chose : mon dos m’avait prévenu… »


- Vous avez dû être ennuyée de vous retrouver au Vieux Bourg. Il y a relativement moins de trains en retour pour Paris… Vous deviez donc rejoindre la gare de Courcouronnes. Et passer près de la maison des Bergonses… Ça n’a pas dû faire votre affaire. Ah, si vous aviez patienté jusqu’à Corbeil… Mais de toute façon, vous savez, les deux lignes étaient sous surveillance…
- … …

« Ce n’est pas possible Bordel ! Cette nana n’est pas possible ! Rien ne la fait réagir… Rien ! Pourtant mon dos me dit que je suis sur la bonne piste ! Mais rien ! Invraisemblable !
Quand même. Ce qu’elle a fait montre de quel effroyable sang froid elle peut faire preuve ! Je ne suis pas sorti de l’auberge !
Lorsqu’elle a jugé le moment opportun, elle a dû se découvrir aux yeux de Nicolas… Et battre en retraite vers les toilettes… Il l’a suivie. Ils ont échangé, ou non, quelques mots… Elle a fait mine de vouloir entrer dans la cabine. Il a voulu l’en empêcher, et elle en a profité pour l’y pousser, lui… Et pour tirer… A bout portant. Comme pour madame Bergonses… Quelle haine ! Quel sang-froid !
Bah, je pourrais me montrer plus clément… Imaginer qu’ils se sont retrouvés dans le sas pour pouvoir discuter au calme… Qu’elle a essayé de le faire craquer… Que la discussion a mal tourné… Qu’elle a sorti l’arme par désespoir… Que le coup est parti seul… Et qu’ensuite elle a réussi à cacher le cadavre dans la cabine… Mais non… Ce garçon était trop lourd pour qu’elle puisse le traîner, même sur quelques mètres… Et Henri semble bien affirmer que le malheureux a été abattu sur place. Froidement.
Mais Nom de Dieu, la seule vrai question sans réponse, c’est : cette femme, jusqu’où irait-elle ? Où et quand a-t-elle commencé son délire meurtrier ? Madame Bergonses la première ? Non.. Non… Mon dos me dit que non… Suzy Bergonses a été prise dans un processus déjà engagé. Dans une folie qui ne pouvait déjà plus trouver de frein… Oui, bien sûr… »


- Oui… Tout se tient… Tout est cohérent. J’ai tout devant les yeux comme si j’étais en train de lire votre déposition… Il n’y a qu’un truc qui n’est pas clair encore…
- … …
- Le corps de monsieur Lebofranc… Je me demande où nous allons le trouver… Car vous n’avez pas pu le détruire, n’est-ce pas ? Mais il est où ? Dites-moi ? Où est-il ?...


Allez savoir. Allez comprendre ! Brusquement Annie Lasvalès s’effondre. Elle s’affale sur le bureau du commissaire et éclate en sanglot. Enormes. Effroyables. Qui mettent le commissaire aussi mal à l’aise que le silence figé de cette femme quelques instant plus tôt, depuis des heures !
Le policier se lève et fait le tour de son bureau. Il pose sa main sur l’épaule droite de la jeune femme. Attend une courte accalmie. Et murmure doucement :

- Tu t’es trompée d’orgueil ma petite… Tu t’es trompée d’orgueil…







FIN

Aucun commentaire: