mardi 10 février 2009

Chap XVI Nouveau témoin






16







Le lieutenant Lamaison, en fait, se serait bien passé d’être étroitement associé à cette enquête. Bien sûr, ce n’est pas tous les jours qu’une telle affaire se présente dans un petit commissariat de banlieue. Bien sûr, il a soif d’apprendre et d’enrichir son expérience professionnelle. Bien sûr, il n’y a pas beaucoup de travail dans ces derniers jours de l’été. Et le patron ne tient pas à l’avoir dans ses pattes au bureau. Bien sûr. Il sait tout cela. Et aussi sans doute que le vieux veut tout savoir sur cette affaire. D’un côté, il affirme une totale confiance dans le professionnalisme du capitaine, de l’autre, avoir un homme à lui au cœur de l’équipe d’enquêteurs, ce n’est pas plus mal. Lamaison est parfaitement conscient de ces non-dits. Et il doit naviguer entre les écueils. Avoir une rigueur professionnelle sans faille vis-à-vis de son chef direct, et donner un minimum à manger et à boire au grand patron.
Bah ! Finalement il a une chance que beaucoup de ses collègues n’auraient pas dans une semblable situation : les deux pourraient se bouffer le nez, et lui tondre, à lui, la laine sur le dos. Ce n’est pas le cas. N’empêche. Lorsque Jason a demandé à Henri de l’intégrer, lui, le petit inspecteur, dans son équipe, sous le prétexte de mettre en œuvre tous les moyens possibles, il a blêmi. Il l’espère, à l’intérieur de lui-même seulement. Il a fait tout son possible pour montrer tout l’allant et tout l’enthousiasme qui convenait à un jeune inspecteur aux dents longues. Mais…

Il a eu suffisamment de distance vis-à-vis de lui-même pour ne pas être ému par l’excitation quelque peu morbide qui l’a emporté dans les premières heures de l’enquête. Il se sait capable de faire la part des choses : l’empathie naturelle et profondément sincère qu’il éprouve vis-à-vis des victimes, et l’exacerbation de ses instincts de chasseur. Il peut même avouer qu’au tout début il s’est laissé emporter par une violente envie d’en découdre et d’être associé à la traque de l’ignoble assassin qui avait pu perpétrer un tel crime. La sympathie irréfléchie qu’il a éprouvée dans le même temps pour le compagnon de la victime n’a fait que décupler son envie de foncer tête baissée dans l’enquête.
Mais très vite, il y a eu la découverte du journal intime du mari. Immédiatement suivi d’une inquiétude sourde qui l’a envahi lorsqu’il a découvert à sa lecture que cet ignoble crime avait pour cadre un environnement, des mœurs, qui ne parlent que trop au plus profond de sa personnalité. Qui bousculent des secrets et des mystères qu’il veille, depuis des années, à tenir enfouis et cachés.

Dès les prémices de son adolescence, il s’est intensément investi dans le sport, s’acharnant à bâtir un corps puissamment musculeux et viril qui, pensait-il, serait le meilleur rempart face au regard des autres. Et il a réussi. Sa prestance ne prête à aucune équivoque. C’est vital. Il a la conviction profonde qu’il mourrait, foudroyé sur place, si quiconque dans ses relations avait le moindre soupçon sur sa part de féminité.
Il a embrassé la carrière policière pour parfaire cette image virile. Ainsi, pensait-il avoir constitué la meilleure des carapaces.
Pour se protéger tout autant des autres que de lui-même.
Très jeune, dès qu’il a pu se regarder avec un minimum de lucidité, il a comprit que, s’il ne lâchait pas parfois un peu la pression, la marmite ne tarderait pas à exploser. Il avait de plus en plus de mal à contrôler les élans de son cœur et de son corps vers certains de ses compagnons d’école ou de voisinage. Internet l’a provisoirement sauvé. Masqué sous un pseudo et un personnage virtuel, il a pu partir en chasse sans risque. En protégeant farouchement son anonymat. Pendant de nombreux mois il s’est ainsi contenté de virtuel, apaisant d’une main farouche les pulsions que décuplaient avec l’art d’une expérience consommée, ses interlocuteurs choisis pour leur plastique de rêve. Seulement, un jour, il a découvert que ses emportements reposaient sur du vent. Fortuitement, il a retrouvé les photos que son correspondant du moment s’attribuait, sur un site de stars du porno ! La déception a précipité le passage à l’acte.
Brutalement, il a voulu du vrai, peut-être moins beau mais réel. Quelques jours à peine après sa majorité, il accepte de rencontrer un correspondant qui s’avère, –il s’est heureusement bien préparé à cette éventualité-, nettement plus âgé que ce qu’il a annoncé. Son dépucelage est pourtant un éblouissement. L’initiateur se montre tendre et attentionné, le conduisant sur le chemin des fantasmes qu’il n’a jamais osé verbaliser, jusqu’à une explosion qu’il croit un instant intarissable. Il vient, de lui-même, de se donner totalement à un homme. Ce n’est que la première de nombreuses, nombreuses autres fois.
En province, il vit avec la terreur permanente de se trahir. Dès qu’il le peut il fait l’acquisition d’un véhicule, et n’accepte de rencontres que largement au-delà du territoire de sa Région. C’est lourd, fastidieux et coûteux. Sa nomination en Région Parisienne lui apparait comme un signe du destin : quel meilleur anonymat que de se fondre dans la foule d’une mégapole ? Il fuit comme la peste les lieux branchés du ghetto qu’il sait discrètement surveillés par les services de police. Il cherche la complicité des lieux sombres où une foule, souvent nombreuse, protège au mieux son anonymat. Ainsi, il est très vite devenu un habitué des saunas parisiens. Sa plastique enviable facilite les rencontres. Il ne s’attarde jamais dans ces établissements, et après une jouissance aussi intense qu’impersonnelle, il se retire vite dans son coin de banlieue où il reprend le masque du jeune policier vertueux. Et célibataire.

Que lui a-t-il pris ce dimanche matin là ? Pourquoi et comment, à quelques encablures de son bureau a-t-il osé provoquer la rencontre avec ce jeune joggeur ? Contrairement à tous les principes et en faisant fi des précautions qu’il s’impose depuis des mois ? La beauté extatique du garçon, son corps magnifié par l’effort, son regard absent à l’écoute de ce que diffusait en permanence son MP3, ne suffit pas à expliquer son comportement à lui, hors vraisemblance. Enfin, si, peut-être.
Depuis toujours, il a appris à gérer le regard concupiscent que lui portent certains hommes. Il sait lire le désir dans les yeux à des dizaines de mètres de distance. Il sait le gérer, faire celui qui ne comprend pas, ou d’un regard d’acier couper toute velléité d’approche lorsque l’individu semble trop entreprenant. Mais là… Ce garçon aimait les garçons. Il en a été certain dès le premier regard. L’instinct. Et le type ne le regardait même pas. Ne le voyait même pas. Ce sentiment de négation a été insupportable !

Lorsqu’il a lu sa propre histoire, noir sur blanc, dans le journal de ce mec, son cœur s’est arrêté de battre. Il s’est cru perdu. Sa vie était foutue. Il lui a fallu plus d’une heure pour recommencer à respirer normalement. Une heure encore pour définir la stratégie à mettre en place. Ce qu’il allait devoir dire et ne pas dire à ses supérieurs au sujet de ce texte. Une heure encore pour relativiser l’incident. Il n’y avait aucune raison que l’affaire s’ébruite, et le sieur Dominique, puisqu’il s’appelle ainsi, en cas de rencontre, ne ferait probablement pas le rapprochement entre le flic en costume rigoureux et le joggeur en flottant, avec un bandeau anti sueur sur le front. Leur rencontre avait été somme toute très brève. Son regard ne devait pas le trahir. C’est tout. Et dans l’immédiat, ce n’est que l’ex compagne du jeune Vanneau que ses collègues et lui doivent auditionner.

La commission rogatoire délivrée par la juge leur permet de venir entendre le témoin en dehors de leur circonscription. Jason et le capitaine ont voulu une « prise de température » dans le contexte naturel de la personne. Généralement, on en tire plus d’informations que par une simple convocation dans les locaux. Déjà, le quartier dont ils approchent à grand peine peut leur donner une première idée. Ils ont remonté péniblement le Boulevard Magenta, rendu presque impraticable par les nouveaux couloirs de bus. Les embouteillages sont devenus permanents maintenant sur ce trajet. Ils ont espéré un moment retrouver un peu plus de fluidité après s’être engagés sur le Boulevard Rochechouart. Hélas. Ils commencent à se demander s’ils parviendront à atteindre la Place Blanche sans sortir leur gyrophare. Ils avancent au pas. En débitant les sornettes, âneries et autres fadaises habituelles pour trois jeunes coincés dans les transports et qui doivent tuer le temps. Après avoir passé en revue tous les petits défauts et vices de Jason et Henri, après s’être joyeusement étripés au sujet du dernier match de foot OM – PSG, après avoir virtuellement déshabillé la fliquette nouvelle venue, plus gironde qu’expérimentée, et qui n’aurait pas besoin de se mettre à genoux pour leur demander qu’ils veuillent bien daigner lui expliquer les subtilités de ce commissariat…
Quoique…
Waarff, waarff !
Bref, après bon nombre de conneries, vulgarités, syllogismes douteux, affirmations gratuites et serments fallacieux, ils sont un peu secs, là, et ils se taisent.
« Bridou », l’inspecteur qui conduit, proche collaborateur du capitaine, a hérité de ce subtil surnom en raison de son nom. Il remet l’objet de leur déplacement sur le devant des conversations.

- Piiitain, quel quartier ! On va encore tomber sur quoi, là ?
- Sur quoi veux-tu que l’on tombe ? Une femme à entendre comme témoin, voilà tout… (Lamaison, sentant venir le vent, essaye de faire tomber la remarque à plat.)
- Une femme, oui, peut-être… Mais quel genre de femme ? Regarde un peu la clientèle de ce quartier ! Des blacks, des blackes, des blacks, quelques bougnouls entre, des saris, des burnous, des chéchias, des voiles…. Piitain ! On se croirait à l’étranger !
- … … …
- Et on n’est pas encore à proximité de la Place Blanche ! Là ça va être les putains, les travelos, les pédés !
- Et quelques touristes aussi.


Bridou éclate de rire :

- Ouais… Ceux qui cherchent de l’exotisme, probablement ! Et les sex shops !
- Attends… Il y a quand même quelques parisiens qui habitent ces quartiers… Non ?
- Possible. Possible. Mais compte-tenu du dossier merdique que l’on est en train d’instruire, je douterais fort que l’on rencontre une militante bleu-blanc-rouge !
- Vanneaux est un type sain et normal. Il n’y a pas de raison que son ex compagne soit une tarée.
- Sauf qu’elle l’a plaqué pour un micheton, il me semble, non ?
- … …
- Piiitain, qu’est-ce qu’il t’a fait le mec Vanneaux ? Tu l’as sacrément à la bonne dis-donc… Hé ! Si tu continues comme ça, je ne vais plus oser te tourner le dos ! Toujours de face que je vais rester ! Waarf, waarf…
- Arrête Bridou ! Arrête ! Tu vas finir par te prendre une mandale, quelque chose de bien !

Lamaison est devenu écarlate, les muscles de sa mâchoire se durcissent, ses poings se serrent. Il a été pris au dépourvu par les plaisanteries graveleuses. Il appréhende ce genre de situation. Il a jusque là toujours réussi à éviter d’hurler avec les loups lorsque les délires homophobes de ses collègues se déchaînent. Mais il n’accepte pas la moindre plaisanterie à son propos. Il ne peut pas. Il sait bien qu’il a tord, que dans un sens, il prête ainsi le flan au doute. Mais il ne peut pas.

- Piitain, Lamaison, arrête de monter sur tes grands chevaux ! Il va falloir que tu apprennes à rire si tu veux continuer à travailler avec nous !
- … …
- Et puis, avec ta petite gueule de playboy, il va falloir que tu t’habitues à ce type de vannes… T’as pas fini, crois-moi !
- Excuses, Bridou… Excuse… Je suis à cran je crois. Et dans cette putain d’histoire, c’est pas facile de retrouver ses petits. Être à l’écoute et objectif, tout en gardant bien à l’esprit ce que sont la plupart des protagonistes…
- Mon gars, je ne suis pas un vieux de la vieille comme le capitaine et Jason, mais je peux t’affirmer que quand on prend en charge un dossier, ça sent rarement la rose… Surtout dans le beau monde. Dès que tu remues un peu, faut le dire : ça sent la merde. Et parfois, pas qu’un peu !
- Ouais, Ok… Je sais bien… Mais dans ce dossier, c’est le meurtrier qui est immonde surtout. Et c’est bien lui qu’on cherche, non ?


Finalement, tout en parlant ils sont arrivés à la Place Blanche. En fait, l’entrée de l’immeuble est au tout début de la rue Fontaine. Un bel immeuble haussmannien, qui fait nettement plus « bourge » que « quart-monde »… Tous trois en sont tout intimidés. Porte close, digicode. A travers les vitres et la grille, ils aperçoivent un vaste hall avec d’imposantes plantes luxuriantes…

- C’est quoi encore cette connerie ? souffle Bridou quelque peu déboussolé.




Annie Lasvalès semblait les attendre. Elle les fait entrer dans le salon d’un appartement spacieux, meublé avec goût, sans ostentation, sans véritable luxe. Un grand et bel appartement, avec des meubles simples mais massifs, admirablement entretenus. Un appartement qui fait penser à une famille qui a été aisée, et qui maintenant se contente d’un train de vie plus modeste.
Sans rien leur demander elle a apporté des rafraîchissements, et une assiette de petits fours secs. Assise face aux trois hommes, eux-mêmes assis sur les bords de leurs fesses et du canapé, elle attend en souriant.

- Je vous écoute ?


Bridou, le plus âgé, responsable de la mission, a du mal à appréhender la situation. Il avait tout imaginé. Tout sauf ça. Etre reçu comme pour une visite de courtoisie par une femme d’une classe éblouissante, belle à s’en évanouir… Il tente un dérivatif :

- Avant d’aborder l’objet de notre visite, me permettez-vous de vous poser une question plus… personnelle ?
- Je vous en prie, allez-y ?
- Dans une affectation précédente, j’avais pour collègue un jeune inspecteur sorti de l’école dans la promotion « Lasvalès ». Il y a un lien avec votre famille ?
- Oui, bien sûr. Antoine Lasvalès était mon père. Il était commissaire dans le 11°, et il est mort en service commandé, en essayant de protéger des otages qui s’échappaient d’une banque victime d’un casse. C’était il y a douze ans. C’est loin, mais vous en avez sans doute entendu parler ?
- Effectivement… J’étais dans mon premier poste… Je suis désolé d’avoir réveillé de si tristes souvenirs.
- Ce ne sont pas des souvenirs tristes. Je suis fière de mon père. Il était courageux et surtout intransigeant sur les principes. Quitte à mettre sa propre vie en jeu. J’espère me montrer digne de lui un jour.


Lamaison a été lui aussi mis mal à l’aise par cet accueil. Au risque de gêner Bridou, il se risque à poser une question :

- Veuillez m’excuser, madame… Mais vous nous attendiez ?
- Depuis plusieurs jours, tous les journaux de la capitale parlent de ce drame survenu en banlieue. Dans lequel mon ex compagnon se trouve, bien malgré lui impliqué. Il ne fallait pas être devin pour envisager que je reçoive très prochainement de la visite. J’ai juste mis quelques boissons au frais… Rien de plus.
- Mais nous aurions pu vous convoquer dans nos locaux ?
- Allons, lieutenant ! J’ai pas mal connu la Maison. Et je pensais bien que vous préfèreriez rencontrer un témoin dans son propre environnement ! Histoire de…


L’audition reprend son cours, davantage sur le ton d’une conversation de salon que de celui d’un interrogatoire. L’hôtesse, grande, élancée, au corps souple et félin, aux cheveux très courts à la garçonne, a paré ses oreilles de grands anneaux cliquetants. Elle est revêtue d’une robe ample, aux manches bouffantes, aux couleurs chamarrées. Mais translucide, le moindre de ses mouvements évoque des formes… Des formes… Cette tenue, c’est… Pour les recevoir ? C’est sa tenue habituelle ?
A un moment, Bridou veut mettre les pieds dans le plat et fait allusion à sa rupture avec son ex pour un « homme plus âgé mais aussi plus fortuné ». Annie Lasvalès éclate d’un rire franc qu’elle semble avoir du mal à maîtriser…

- Mais qui vous a dit ça ? Qui ? Pas Nicolas quand même ! Cela figure au dossier ? Oh, non… Ce serait trop drôle !
- … …
- Désolé, messieurs, vraiment désolé, mais ce n’est pas la cupidité qui a provoqué notre rupture. J’ai suffisamment de biens pour ne pas tomber dans ces bassesses. Non, et puisque vous voulez tout savoir… Oh zut, tant pis, je me suis promis d’être franche… Simplement messieurs… Nicolas est un merveilleux compagnon. Tendre et attentionné, toujours d’humeur égale, serviable, discret. Mais comment dire ? Sur le plan intime… Un peu tranquille ranplanplan… Si vous voyez ce que je veux dire… Et monsieur Lebofranc, avec qui j’ai vécu ensuite, malgré son « grand âge » (Elle rit aux éclats), m’a fait découvrir un univers… Disons… Un peu plus corsé… Voila tout !
- Excusez-moi… Je… Le dossier…
- Mais peu importe ! La vérité m’oblige à dire qu’après quelques mois d’une vie trépidante… Jour et nuit… Je me suis lassée, et je me suis mis à regretter le cocon chaleureux dans lequel Nicolas me dorlotait. Et je savais bien qu’il m’aimait encore !
- De nouveau toutes mes excuses. Mais les questions que je souhaite vous poser sont beaucoup plus terre à terre.






- Et c’est tout ? C’est tout ce que vous ramenez de cette audition d’un témoin sorti d’un chapeau ? Nom de Dieu ! Elle est la fille d’un collègue tué en service, elle habite dans l’appartement bourgeois qui appartenait à sa famille, elle ne sait rien de l’affaire, ne connaît rien ni personne mêlée à cette affaire, hormis son ancien compagnon avec qui elle a repris contact récemment. Point ! C’est un peu maigre jeune homme !


Jason tourne comme un lion en cage dans leur bureau. D’un geste rageur, il a jeté le compte-rendu sur un coin de table.

- Nom de Dieu ! Elle vous a ensorcelés tous les trois, c’est pas possible ! Fille d’un confrère ou pas, je suis certain, tu entends Lamaison, je suis certain qu’elle trempe dans cette affaire ! Mon dos me le dit ! Mais Nom de Dieu, vous ne pouviez pas la pousser un peu dans ses retranchements !
- C’est Bri… Justin, qui dirigeait l’interrogatoire, patron ! J’ai fait de mon mieux. C’est moi qui ai demandé s’ils vivaient avec Monsieur Vanneaux dans cet appartement là, « avant ». J’ai essayé de la piéger dans des contradictions. Mais je vous assure qu’elle est restée très calme, très paisible, sereine même, pendant tout l’entretien. Maintenant, c’est vrai qu’elle nous attendait. C’est évident. Elle avait pu se préparer. Bien se préparer. De toute façon, si elle est coupable en quoi que ce soit, je vous assure qu’elle est très forte, chef. Très, très forte !
- Ouais… T’affole pas, petit. C’est seulement que je suis déçu. Effroyablement déçu. Elle a donc pris la défense du jeune Vanneaux en affirmant que c’était pour la protéger qu’il n’avait pas parlé d’elle ? Et elle en conclue que la reprise de leur relation est forte et elle affirme qu’il lui a assuré qu’il l’aimait encore ? Mais ça ne colle pas, ça ! Ça ne colle pas avec les déclarations du sieur Vanneaux !
- Je sais bien, et j’ai émis des doutes en disant que ce n’était pas ce qui ressortait du dossier. Elle m’a demandé si je pouvais imaginer un homme dont la compagne vient d’être assassinée déclarer tranquillement : « Ah, ça tombe bien, j’envisageais de la quitter »… Et Justin m’a interrompu en lui demandant de repréciser son emploi du temps le jour du meurtre. Je n’ai pas pu pousser plus loin. C’est là qu’elle nous a sorti le document que lui avait remis le visiteur importun qui l’avait empêchée de se rendre au rendez-vous de la Gare de Lyon.
- Ouais… Ouais…
- « Ainsi vous pourrez vérifier » nous a-t-elle dit. Et c’est vrai que du coup on ne savait plus trop quoi demander.
- Mais vérifier quoi, Bordel ! L’air de rien elle consolide son alibi. Comme si elle en avait besoin. Je le sens pas, Nom de Dieu, je –la- sens pas !



Le capitaine Henri entre juste à ce moment là dans le bureau.

- Décevant, hein ? Décevant ? Et je viens de téléphoner au gugusse qui est censé être venu l’importuner. C’est un responsable d’une association caritative avec laquelle elle collabore régulièrement. Quelque chose comme « DLD ». Il reconnaît que ce jour là il s’est présenté chez elle sans l’avoir prévenue, pour un problème survenu dans l’un de leurs projets. Et elle l’a reçu en se montrant charmante « comme d’habitude ». Ils sont restés environ deux heures ensemble. Ça concorde, putain, ça concorde ! Je lui ai demandé de mettre noir sur blanc tout ce qu’il venait de me déclarer, et de m’envoyer la lettre. Comme ça, pour le dossier… Putain de putain, nous voici de nouveau sur la ligne de départ… Tout à refaire…
- Tout ? Non, non… Mon dos me dit que nous sommes sur la bonne piste. Il faut continuer… Continuer Nom de Dieu ! On ne la lâche pas ! Henri, fiches-lui un mec sur le dos vingt-quatre heures sur vingt-quatre. On ne la lâche pas !




Les deux hommes sortis, Jason prend une grande respiration et va s’affaler sur son fauteuil. Les mains derrière la nuque, il s’étire de tout son long, veillant à sentir le flux nerveux parcourir tous ses membres jusqu’au plus petit bout de ses orteils. Et il lâche un gaz tonitruant. « Nom de Dieu, il faut que je me calme. Parce que là, je ne sais plus si c’est l’instinct du chasseur, ou ma sympathie naissante pour ce satané Bergonses qui me fait fonctionner… ».

Car il doit le reconnaître. Après une animosité viscérale contre ce personnage pervers et égoïste, chaque jour qui passe, chaque événement nouveau, l’attitude du prévenu de plus en plus digne, sa confiance affichée dans le travail des enquêteurs le lui rend, bien malgré lui, de plus en plus sympathique. En fait ce type a l’air droit et honnête. Irréprochable. Comment peut-il par ailleurs assumer avec autant d’arrogance ses perversions sexuelles ?
Car là, faut quand même pas pousser ! Lui, Jason, n’est pas prêt d’admettre de telles déviances. Comme il se plait souvent à le dire : « On a le droit de se tromper de femme… Pas de sexe ! »
Et de telles certitudes sont quand même sacrément sécurisantes. Si tout le monde pouvait aller avec n’importe qui et n’importe quoi, vous vous rendez compte du boxon ? Et puis, la nature est tellement bien faite ! Un homme, une femme. Point. Une queue et un vagin pour la recevoir. Point. Un puissant pour protéger une faible. Point. L’une qui fabrique les marmots et l’autre qui nourrit et protège la famille. Point. C’est pas bien foutu tout ça ?
Oh, bien sûr, il a dû, progressivement, accepter que des femmes travaillent. Puis que des femmes fassent des boulots de mecs. Puis que des femmes entrent dans la police ailleurs que dans des bureaux. Puis que des femmes se mêlent de politique à un haut niveau. Jusque là, sans grand enthousiasme, il a fini par accepter. Mais il reste toujours convaincu qu’un jour ou l’autre ça finira mal, et pour rien au monde il n’accepterait de prendre pour maîtresse l’une de ces fliquettes passionnées ! Non, faut pas pousser…
Et alors, les mecs qui ne sont pas des mecs ! Là, c’est au dessus de ses forces. Il sent de nouveau sa rage monter et bouillonner en se surprenant à penser à Bergonses avec une vague bienveillance. Non, là, alors, non !
Bien sûr, comme il aime à le dire, il ne faut pas mourir idiot. Quand il faisait son service militaire il s’était laissé approcher par un jeune appelé qui le regardait plus souvent que raisonnable au dessous de la ceinture. Il l’avait laissé lui tailler une pipe comme un chercheur observe une expérimentation. Et même en fermant les yeux et en pensant à une femme, un profond dégoût l’avait envahi. Après avoir joui, (il est un homme quand même, ces gâteries ne pouvait pas le laisser totalement indifférent !), il avait violemment repoussé le type qui s’était blessé en tombant. « Et ne t’amuses plus jamais à t’approcher de moi ! ». Ce souvenir oublié depuis longtemps ressurgit, là, maintenant, mais le laisse complètement serein. Il s’était comporté en homme, quoi !

« Reprenons. Vanneaux est en mission à Nantes. Il a prévu de rentrer par le TGV qui le fait arriver à Austerlitz vers 19 h 15. De façon imprévue il termine son job plus tôt et arrive à Paris vers 17 h 15. Il reste planté comme une potiche dans la salle du « Train Bleu »… Première aberration… Pendant ce temps, Bergonses, après avoir réglé son problème avec son client « traîne » dans Paris puis dans ses bureaux… Autre connerie douteuse. Parallèlement, madame Bergonses, censée être sortie en ville toute l’après-midi, se fait trucider de façon immonde chez elle entre 18 h et 18 h 30. Quelle idée ! Putain, non, ya pas de hasard ! Ya jamais de hasard !
Et en fait, Vanneaux attend au café l’arrivée de son ex pour lui expliquer que leurs petites retrouvailles à Nantes dans la semaine n’est qu’une grossière erreur qu’il convient d’oublier au plus tôt. Mais l’ex est « fortuitement empêchée » et n’arrive que deux heures plus tard. Vanneaux dit qu’ils se sont disputés, la belle affirme qu’ils se sont dit des mots d’amour ! Je rêve ! Les gars à Henri prennent bonne note ! Je rêve !
Mais qu’est-ce que j’en ai à fiche, moi, qu’elle soit la fille d’un ancien collègue mort au combat ! La fille de Lasvalès… Tu parles…
Je ne pouvais pas leur dire, aux autres, ce que j’en pense, moi ! Je l’ai bien connu, le Lasvalès. On était de la même classe. Mais on ne touche pas à un héros. Tu parles ! Orgueilleux, imbu de sa personne, insupportablement fier de ses origines bourgeoises. Fils d’un ancien préfet. Ah, ça on le savait vite ! Comme on savait tous que son orgueil lui faisait faire des imprudences inadmissibles. Les jeunes qu’il a envoyés au casse-pipe à l’encontre de toutes les règles de sécurité s’en souviennent, eux. Il n’y a jamais eu d’accident grave. Par chance. Et finalement, c’est lui qui a reçu un pruneau ! Il y a une justice quelque part… »


Soulagé d’avoir vidé son sac, même seul face à lui-même, Jason reprend le cours de ses réflexions.

« Non, non, c’est vraiment gros comme mes envies de péter… Cette fille est dans le coup. Ou au moins, elle sait quelque chose… C’est pas possible autrement. Ya que le truc de la mutilation. Elle ne connaissait pas la victime. Je ne vois pas comment elle aurait pu savoir que celle-ci avait un cancer justement à ce sein… J’ai du mal à imaginer madame Bergonses parlant de ça à une inconnue, alors qu’elle n’a toujours pas osé le révéler à son compagnon… Que la Lasvalès soit venue lui demander de rendre la liberté à son ancien amant, et que la femme ait parlé de sa maladie pour émouvoir l’autre ? Non… Ça ne correspond pas du tout à ce que je sais et sens de cette femme. Elle était trop droite, fière et honnête… Mise en concurrence, elle se serait effacée sans bruit, sans rien dire. Comme l’a fait son mari… Non…
Lasvalès membre d’une quelconque secte démoniaque ? J’y crois pas… Elle idéalise son père qui est mort lorsqu’elle devait avoir dans les vingt ans. Je ne la vois pas se compromettre dans des mouvances douteuses…
Et l’arme. Il y a l’histoire de l’arme. Ah ça… Un 38 pourrait bien être une arme de service… Et le commissaire Lasvalès était bien capable d’en avoir plusieurs en réserve… Sa fille pourrait en avoir conservée une… En souvenir…
Ça lui plaisait, cette idée… Une énigme trouverait ainsi sa solution…
Mais si Annie Lasvalès est venue ici à Evry avec une arme dans son sac, cela suppose qu’elle avait l’intention de tuer… La préméditation ne ferait aucun doute ! Mais elle pourrait bien être dangereuse cette femme ! Il faut que je dise à Henri de mettre ses hommes sur leurs gardes. Lamaison va planquer lui aussi sans doute. J’ai pas envie de le perdre, moi ! Il me plaît ce petit ! »

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