samedi 21 février 2009

Chap XIX Le fin mot de l'histoire






19








Un lourd, très lourd silence pèse dans le bureau du commissaire Jason. Ce dernier va, vient, tourne en rond dans le bureau, revient s’asseoir dans son fauteuil. Quelques instants il regarde la jeune femme assise en face de lui, droite comme un I, le visage figé, les yeux vides. Brillants mais vides. Il n’a encore jamais eu, assise à cette place, une personne avec une telle violence intériorisée. Jamais. En près de quarante ans de carrière. Il domine les frissons qui cherchent à l’envahir de la tête aux pieds, et se relève.
Il reprend ses rondes autour du bureau et de la prévenue. Epiant chaque fois qu’il passe dans son dos le moindre raidissement, le plus infime frisson, la plus légère inclinaison de la tête ou du torse. Rien. Rien. Ce n’est pas une femme qu’il a fait asseoir dans ce bureau. C’est une statue de sel. Sans âme. Mais prête à exploser.

Elle a été interceptée et interpellée, seule, dans les rues du vieux Bourg. Lamaison sillonnait toutes les rues remontantes de la gare et les environs de la maison des Bergonses. Au cas où le couple aurait voulu s’y rendre. Il avait d’ailleurs placé un Gardien de la Paix discrètement posté à proximité du domicile. Ce n’avait été qu’un coup de chance. Il cherchait un couple, avait en tête la stature du jeune Vanneaux. Mais la démarche rapide de la passante, sa silhouette, même noyée dans un grand manteau de demi-saison, a immédiatement attiré son regard. Cette femme a une telle prestance ! En les voyant, elle s’est figée. Très vite elle a plaisanté : « Ah… Vous ! C’est vraiment difficile de faire une promenade tranquille avec vous !... ». Lui ne plaisantait pas. Son instinct, Jason dirait son flair, lui a tout de suite fait remarquer que venant de la gare du Bourg, elle faisait comme un grand détour pour éviter le domicile Bergonses. Or, comment pouvait-elle savoir où habitaient Nicolas et Suzy Bergonses ? Il l’a invitée à monter dans la voiture. Elle n’a fait aucune résistance. Mais elle n’a plus prononcé un seul mot.

Jason recommence à parler lorsqu’il se trouve dans le dos d’Annie Lasvalès. Il ne hausse pas le ton. Au contraire, il essaye que sa voix n’ait aucun des petits frémissements qui trahissent la colère. Il parle lentement, calmement.

- Votre silence me laisse perplexe, mademoiselle… S’il ne s’agit que d’une petite escapade, pourquoi refusez-vous de m’expliquer simplement les raisons qui vous ont fait volontairement fausser compagnie à nos hommes ? Et pourquoi ce voyage brusque à Evry, où vous disiez n’avoir jamais mis les pieds ? Juste ces deux petites questions…
Ce n’est pas la mer à boire, il me semble ?


Pas un frémissement. Même pas une raideur supplémentaire qui pourrait vouloir dire « Cause toujours mon bonhomme ! » Rien. La statue de sel ne bouge pas.
Il s’est jusqu’à présent bien gardé de révéler qu’ils étaient au courant de son rendez-vous avec le jeune Vanneaux. Où est-il celui-là ? Ses hommes ne l’ont pas vu à la gare de Courcouronnes. Ils auraient pu prendre des trains différents avec ces deux destinations distinctes. Vanneaux semble utiliser plutôt la ligne qui le fait arriver à l’Agora. C’est là qu’il était descendu le soir du drame. La demoiselle aurait pris l’autre destination afin qu’ils ne soient pas vus ensemble ? Pourquoi ? Et où devaient-ils se rejoindre ? Pour le moment, aucun signe de vie du garçon. Jason reprend :

- Hé bien, je vais donc devoir faire la conversation tout seul… Ne vous inquiétez pas pour moi. J’ai un peu d’imagination… Je vais réfléchir à haute voix, tenez…
Avant de fausser compagnie à votre ange gardien, (entre nous, vous qui avez un peu connue la Maison, les jeunes d’aujourd’hui ne sont plus ce qu’ils étaient ! On les berne trop facilement !)…. Je disais donc, avant de disparaître, vous avez passé un coup de téléphone… Je ne vous demande pas à qui. Vous ne me répondriez pas. Certainement à quelqu’un d’Evry à qui vous avez donné rendez-vous… Et vous alliez à ce rendez-vous… Vous vous êtes certainement trompée de train, et vous pensiez arriver à Courcouronnes. Alors vous vous dirigiez à pied vers l’Agora… Pourquoi à pied ? Et en faisant un sacré de drôle de grand détour ! Le chemin des écoliers, quoi !
Mais c’est vrai que vous ne connaissez pas la ville. Vous n’y étiez jamais venue… Alors vous vous êtes un peu égarée… Pourtant, lorsque le lieutenant vous a vue, vous donniez l’impression de savoir où vous alliez… C’est étrange… A moins que vous cherchiez à éviter la maison où a eu lieu le drame, au cas où il y aurait une surveillance ? Car vous contourniez exactement le quartier… Vous êtes au courant ?... Non, bien sûr… Vous ne pouvez pas savoir où se trouve cette maison, puisque vous ne l’avez jamais vue… Le hasard… Sans doute…
Je n’aime pas le hasard.


Jason allait tranquillement continuer ainsi à jouer au chat et à la souris… Elle est forte, très forte cette fille ! On dirait vraiment qu’elle s’est préparée à affronter une telle situation. Qu’elle a anticipé toutes les questions possibles. Seulement voila, le commissaire est costaud lui aussi. Et patient.
Lorsqu’il est inopportunément interrompu par le capitaine qui lui fait signe de sortir. Qu’a-t-il à lui dire ? On a enfin intercepté le garçon ?
Le patron sort et demande à un gardien de se poster à l’entrée de son bureau. « Et ne la lâche pas des yeux, surtout ! Pas désa-gréable comme consigne, non ? Mais sur le qui-vive, hein ! Ne baisse pas la garde une minute ! »
Henri insiste et lui fait signe de le rejoindre dans un autre bureau. Fichtre ! Le frisson. Le mauvais frisson cette fois, dans les épaules. Son adjoint a sa gueule des mauvais jours.

- On a retrouvé le jeune Vanneaux…
- Ah…
- Dans le train de Milly… Dans les toilettes… Une balle en plein cœur… Tué net. Vraisemblablement le même calibre 38… J’ai envoyé une équipe avec Justin…
- Merde ! Ce môme aussi !
- Pourquoi aussi ?? Il y a encore quelqu’un d’autre ?!
- Rien, rien… Une idée… Juste une idée.
- … …
- Maintenant, son silence s’explique… Attend ma petite vieille ! Attend un peu !


Jason prend deux minutes pour retrouver toute la sérénité requise. Il va lui falloir jouer serré. Comme dans ses meilleurs jours. Il n’a dans l’immédiat aucune carte en main. Aucune piste précise. Quelques informations, éparses et difficilement concordantes. Non recoupées. Juste un brouillard bien, bien flou. Mais il a aussi son flair. Son fameux flair !
Il n’obtiendra rien de cette fille s’il se confronte directement à elle. Un roc. Et si elle ne dit rien, ça peut être long. Très long. Trop long.
Une seule solution. La faire craquer. Briser son armure. Trouver la faille de sa cuirasse. Il y mettra le temps qu’il faut. Le tems nécessaire et suffisant.
Il prend une grande respiration, bloque ses poumons, tourne la tête dans tous les sens en martyrisant et faisant craquer ses cervicales.
Et il vide au maximum sa poitrine, avant de reprendre une respiration normale. «Allez, on y va !». Il remercie le planton et se réinstalle dans son fauteuil. Il se balance… Traine… Tarde… Enfin :

- Excusez-moi, mademoiselle… Vous savez ce que c’est… Quand on est chef, il faut être partout à la fois… On ne peut pas se passer de vous…
- … …
- Remarquez, la chose avait son importance… On a retrouvé le jeune Vanneaux que nous n’arrivions pas à joindre… Des petits soucis… Bah… Mais tout ça ne vous concerne pas… Où en étais-je ?... Ah ! Oui !... Vous alliez vers l’Agora…
- … …
- Mais si, je réalise, bien sûr que vous êtes concernée par ce jeune homme ! Il a été votre compagnon pendant quelques temps ! Où avais-je la tête ? Il a même été question que vous vous retrouviez à nouveau, non ?... … Pourtant, vous avez dit à nos inspecteurs des choses pas très gentilles sur lui et ses performances… Ah ! Tiens, à propos ! C’est vrai !...
- … …
- Mes enquêteurs on vaguement abordé le sujet avec madame Vanneaux, la belle-sœur… Et elle ne partage pas du tout votre avis !... … Enfin, je veux dire… Elle a déclaré que ça ne correspond pas du tout à ce que lui confiait madame Bergonses. Vous savez qu’elles étaient très liées, n’est-ce pas ? C’est Aline Vanneaux qui a fait se rencontrer madame Bergonses et son beau-frère… Enfin, bref… Donc, madame Bergonses lui aurait confié que le jeune Nicolas était un merveilleux, même aurait-elle dit, un « prodigieux » amant. Non seulement beau, ça chacun peut avoir sa propre appréciation, (moi, personnellement…) mais également tendre, attentionné, très sensuel, fort bien pourvu et particulièrement endurant… La perle rare, quoi ! Il fallait bien ça pour supplanter le mari en titre… Parce qu’il semblerait que celui-là… Il a l’expérience et l’entraînement… Bref… C’était juste pour vous dire… C’était peut-être vous, qui ne l’inspiriez pas particulièrement, ce garçon ?...
- … …
- Enfin, ce n’est pas vraiment mon problème… Vous verrez ça entre vous le moment venu… Ah… Il faudra attendre un peu qu’il se remette… Parce que là, il est blessé par balle… Assez gravement… Il a été conduit à l’hôpital de Melun… Ses jours ne sont pas en danger, mais il va falloir patienter un peu… Vous voyez ? Et puis, moi, je voudrais comprendre… Je n’aime pas du tout les blessures par balle… Un accident probablement… Mais encore faut-il se trouver à proximité d’une arme… Il y des gens qui sont d’une imprudence !...
- … …
- Et puis, que faisait-il dans un train pour Evry ? Alors qu’on lui avait demandé de rester à disposition de la police chez son frère à Paris ? Qu’y faisait-il ?...
- … …
- Remarquez, j’ai une petite idée… Il a été profondément affecté par la mort de sa femme… De sa compagne si vous préférez. Ils étaient très unis, vraiment très unis. Ils s’aimaient énormément. Depuis le meurtre il n’avait qu’une idée en tête : trouver le coupable. Trouver l’ignoble assassin qui a si odieusement brisé son rêve ! ... … Et voyez-vous, je soupçonne qu’il ait eu des informations… Et qu’au lieu de nous prévenir, il ait voulu se faire justice lui-même ! D’où ce coup de feu… Et voila où ça mène !... Enfin, nous en saurons davantage lorsque nous pourrons l’interroger… Mon adjoint est parti à l’hôpital… C’est pour ça qu’il voulait me parler…

Rien, rien de rien. Jason n’a pas perçu la moindre émotion ! La moindre réaction ! Ni quand il a fait allusion aux performances de l’ancien amant, ni quand il a mis en doute ses capacités à elle, ni à l’annonce qu’il n’était que blessé. Pourtant, là, sur ce dernier point il est sûr de lui ! Il est convaincu que c’est cette femme là qui a tiré, qui l’a abattu comme un lapin ! Il faut laisser mûrir. Un peu de silence, maintenant. Laissons la pression un peu monter.

Bon sang de bonsoir ! Quand même ! Il aura fallu qu’il attende d’être aux portes de la retraite pour se planter aussi grossièrement dans ses premières évaluations ! Car, ici, dans la minute, il n’a plus aucun doute. Cette femme est la meurtrière de Suzy Bergonses. Et donc Albert, le mari, est innocent. Victime lui aussi. Comment a-t-il pu se laisser aveugler à ce point ? Tout à l’heure encore, dans le bureau de la juge, il soupçonnait ce type d’essayer de manipuler la magistrate !

« Allons ! Je ne suis pas tout à fait, tout à fait le seul responsable. La mère Filipoint a aussi sa part ! Oui, mais justement, c’est quand même là que le bât blesse. Je suis rentré bille en tête dans son jeu ! Pire ! Sachant ce qu’elle allait penser, j’ai anticipé et adhéré direct à ses analyses ! Comme un gamin !
Putain, aussi, si ce mec avait été un mec normal ! Oui, normal… Hé, oui, voila où j’ai déconné. Bordel ! Dans mes tripes je ne peux pas accepter qu’un gars qui se fait enfiler à quatre pattes puisse être un mec normal ! Et même si c’est lui qui pointe !
Bordel ! Bientôt soixante ans, et j’ai encore un sacré chemin à faire !
Je dois le dire bordel ! Me regarder en face ! Ce mec, tout pédé qu’il soit semble vraiment un gars bien. Et il aimait sa femme comme peu d’hétéros savent le faire. Et il se révèle un bon père. Et il se comporte en citoyen responsable, respectueux de l’autorité et de la loi. Et… Je suis un gros con ! J’ai toujours marché dans la vie avec des œillères, droit devant. En imaginant que j’étais un type ouvert parce que je savais encaisser toutes les turpitudes qui passaient par ce bureau. Mais je ne suis qu’un gros con !
Bien sûr que j’aurais dû faire comprendre à la juge. Bien sûr !
Et celle-là, là, maintenant. Elle va le cracher le morceau ? C’est clair, putain, les choses sont claires ! »


Le scénario commence à bien prendre forme dans sa tête.

« Annie Lasvalès regrette son ancien amant et veut le récupérer. Elle effectue une opération de charme, une opération commando à Nantes en quelque sorte, et elle gagne la première manche… Mais je ne serais pas surpris qu’elle ait crié victoire trop tôt. Ça lui ressemblerait assez ! Peut-être aussi craché trop vite sa méchanceté contre la compagne en titre. Peut-être oublié la prudence de mise et laissé poindre une dose d’égocentrisme… Toujours est-il que le garçon fait machine arrière. Grave. Et que l’opération commando se termine par un échec.
Et puis des appels téléphoniques, elle s’accroche… Le jeune Nicolas, profitant de pouvoir rentrer plus tôt sur Paris ; lui donne un rendez-vous pour mettre les points sur les « i ». Pas un rendez-vous de la dernière chance ! Une fin de non recevoir ! Elle l’a très bien compris ainsi. Et ne l’accepte pas.
Comment a-t-elle trouvé l’adresse des Bergonses ? Pas très difficile. Elle téléphone et demande à rencontrer Suzy. Celle-ci accepte de la recevoir, pensant je suppose jouer la consolatrice… Elle annule sa sortie prévue et l’attend…
Annie Lasvalès prend avec elle une des armes de service de son père. Pourquoi ? Déjà l’intention de tuer, ou pour intimider, pour faire peur ? Pour menacer de se suicider devant sa rivale ? Qu’importe au fond !
Madame Bergonses oppose à l’excitation de sa visiteuse sa gentillesse coutumière. Elle devait être convaincue de pouvoir ramener à la raison cette gamine turbulente. Elle, l’excellente pédagogue. Et peut-être bien qu’elle a conservé tout son calme lorsque l’autre a sorti son arme. Tout sourire elle s’est approchée d’elle en disant… (Oui, bon sang, je l’entends presque !) « Allons, allons, Annie, voulez-vous ranger cet ignoble engin ? Allons… Nous n’allons pas nous étriper parce que nous aimons le même homme ! »… Et le coup part… Cinquante-cinquante… Accident et jalousie meurtrière…
… …
Ah… Mais non, ça ne vas pas ! Ça cloche ! »


Les mutilations ! Pourquoi les mutilations ?… Rien ne tient si cette énigme n’est pas résolue ! Pourquoi une femme s’attaquerait-elle à la poitrine d’une autre femme ? C’est quasi contre nature !
Côté mec, le plus souvent ce sont des femmes qui coupent les parties génitales d’un cadavre pour les lui mettre dans la bouche. Par vengeance. Parce que l’homme leur a fait du mal. C’est vrai aussi qu’il est arrivé que ce soit des hommes. Mais parce que la victime était un sous-homme, un pédé ou l’un de ces putains de pédophiles. Parce que la soi-disante victime avait mal utilisé ses attributs. Mais là ! Pourquoi une femme s’acharnerait-elle sur la poitrine d’une autre femme ?

« J’approche… J’approche Nom de Dieu ! Je dois trouver une explication cohérente ! »

Tout en laissant son cerveau, sa machine de guerre, carburer à plein régime, Jason s’est relevé et a repris les cent pas autour du bureau et de la jeune femme. Quand il passe dans son dos, il l’observe discrètement… Rien ! Rien ne bouge, ni dans son attitude, ni dans la position de ses membres. Il n’a jamais rencontré une telle capacité d’immobilisme !
En moment donné, par provocation, par jeu, pour dominer sa lassitude, il reste derrière elle et s’appuie des deux mains sur la chaise du témoin… Il soupire :

- Ah… C’est dur, c’est très dur… Toute cette histoire est bien difficile… Bien pénible…

Et disant cela, il s’appuie plus fort sur le dossier, en équilibre vers l’avant… Il la surplombe, en quelque sorte… Et là…
« Nom de Dieu ! Nom de Dieu de Bordel de Merde !... Elle a le sein droit nettement plus petit que l’autre ! Comment ne m’en suis-je pas aperçu ? Comment personne ne l’a jamais signalé ? »

Il retourne dare-dare s’asseoir face à elle. Il la regarde. Droit dans les yeux. Puis son regard descend explicitement vers la poitrine de sa vis-à-vis.

« Les vêtements amples et froufroutants. Effectivement, elle est toujours décrite comme ayant des hauts amples et froufroutants et des robes suggestives et presque transparentes. Le rideau de fumée ! La tenue de camouflage ! »

Il se recule de nouveau, les mains derrière la tête, il s’allonge amplement. Comme il aime à le faire lorsqu’il est seul. Pourquoi se gêner après tout ? C’est comme si elle n’était pas là ! Comme si elle était un meuble. Il murmure, se parlant à lui-même :

- C’est dingue cette affaire… Madame Bergonses était une très belle femme… Une très, très, belle femme… De longs cheveux noirs, un corps admirablement proportionné. Une poitrine splendide !
- … …
- Nicolas Vanneaux est un fort bel homme. Athlétique, plein de charme et de séduction…
- … …
- Monsieur Bergonses est semble-il un séducteur irrésistible…
- … …

Jason rit franchement : « Mais ils vont finir par nous filer des complexes, à nous, Nom de Dieu !»

Silence.
Silence.

Ça change tout ! Il bâtissait un scénario sur un drame de la jalousie. Il n’y était pas du tout. C’est un crime de psychopathe ! Une femme bourrée de complexes, doutant de tout et d’elle-même, qui ne s’est pas remise de la mort d’un père qu’elle vénérait, et qui s’est enfermée dans ses obsessions et dans ses doutes ! Sa recherche effrénée du plaisir. Son besoin permanent de mettre les hommes sous le charme, de les séduire, ensuite éventuellement de les casser. Le jeune Nicolas première mouture... Les tentatives de charme sur son frère… Le « vieux » Lebofranc qui passait par là… Nicolas-bis à Nantes… Les inspecteurs lorsqu’ils sont allés l’interroger chez elle… Des dizaines d’autres sans doute dont nous n’entendrons jamais parler… Tout devient clair. Les femmes moins belles qu’elle reçoivent son mépris. Ainsi madame Olivier Vanneaux. Les femmes plus belles subissent sa haine. Exit madame Bergonses !
Oui. Ça change tout. Ça change tout. Reprenons…

« Bon, elle relance Vanneaux à Nantes. Ça, c’est acquis. Le pauvre garçon se laisse séduire et cède. Mais que ce soit pour une raison ou une autre, il se ressaisit très vite. Il semble quand même qu’il aimait très sincèrement sa compagne. Le séjour à Nantes de la belle se termine par un fiasco. Elle n’aime pas ça, la belle, les fiascos ! Sa fierté en prend un coup. Son orgueil est bafoué. Un homme ose résister à ses charmes ! Il va le payer. Cher. Le maximum !
Elle n’a pas de stratégie bien définie… Mais elle sait qu’elle va trouver… Il va payer… Ils vont tous payer… Sa haine monte, gonfle… Elle l’entretient en relançant continuellement son ex au téléphone. Elle va l’user… Elle va le faire craquer…
Le malheureux Vanneaux lui offre l’opportunité qu’elle attendait en lui proposant un rendez-vous en revenant sur Paris. Bonne occasion que ce retour plus tôt que prévu !
Depuis sans doute un bon moment déjà elle a fait sa petite enquête et s’est renseignée sur la nouvelle compagne de Nicolas. Peut-être même avant d’aller à Nantes. Sans doute même. Car comment a-t-elle appris qu’il n’était plus en vacances, mais en mission en Vendée ? Que madame Bergonses était seule chez elle, sans ses enfants ? Oui, elle devait être au courant de tout...
Alors elle contacte Suzy Bergonses. Raconte une quelconque salade, pleurniche au téléphone. Réussit sans problème à émouvoir la brave femme qui lui propose de parler de tout ça en tête à tête… Et lui offre de la recevoir avant le retour de Nicolas.
La stratégie se met en place. Elle prend l’arme de son père. Pas au cas où… Dans le but clair et précis de tuer. De faire mal, de détruire ce monstre qui ne lui a pas cédé. En supprimant l’objet de sa passion. De cette passion qui l’aveugle, lui, et l’empêche de la voir, elle. Et tant qu’à faire, en faisant éventuellement en sorte qu’il soit soupçonné… Qu’il soit accusé… Qu’il soit traîné dans la boue ! »


- Le criminel avait bien vu… C’était une bonne idée de commettre le crime dans un moment où le jeune Vanneau n’avait pas d’alibi véritable… Bah… L’assassin ne pensait pas qu’il resterait si longtemps dans un même café, se construisant involontairement un alibi… Il ne pouvait pas prévoir non plus que le mari de la victime viendrait d’une certaine façon se jeter dans la gueule du loup en remontant, justement ce jour là, sur la capitale… Sans prendre la précaution d’avoir, lui, un alibi solide… Dommage…
- … …

« Elle ne devait pas s’attendre à être submergée par la haine à ce moment là… De voir sa victime allongée ainsi les bras en croix, toujours aussi belle, encore plus belle avec ses yeux grands ouverts et son expression d’étonnement… Elle n’a pas supporté. Rageusement, elle a arraché le fin chemisier et s’est saisie d’un couteau pour détruire ce que cette femme avait, à ses yeux, de plus beau qu’elle : la poitrine. C’est son inconscient sans doute qui a dirigé les coups vers le sein droit… Il est vrai que l’autre était déjà maculé de sang… C’est toute la poitrine qu’elle voulait éradiquer ! »

- Le meurtrier s’est acharné sur la poitrine de la malheureuse bien inutilement… Ah… Vous ne savez pas, bien sûr… Mais madame Bergonses avait un cancer justement à ce sein là… Dans quelques semaines elle aurait vraisemblablement subi une lourde intervention avec ablation de la glande mammaire… Si elle avait vécu, le corps médical aurait fait le travail… Dommage…
- … …

« Elle a dû être retardée, pour une raison quelconque… Il faudrait voir s’il n’y a pas eu des problèmes de train de banlieue ce jour là. Parce qu’en laissant longtemps le garçon dans le même café, elle lui offrait la possibilité d’avoir un alibi… Ouais… Elle n’avait pas dû prévoir d’être absente aussi longtemps… Vanneaux avait pourtant un portable… Elle le connaissait, puisqu’il en était arrivé à ne plus l’allumer pour la fuir… Elle aurait pu modifier le rendez-vous pour le faire bouger… Ouais… Mais elle n’est pas tombée de la dernière pluie… elle sait très bien qu’un éventuel appel aurait pu être localisé… Et elle ne tenait pas à laisser de trace tant qu’elle était en banlieue…
Elle n’est pas entrée dans le café. Elle lui a fait signe du dehors… En se montrant discrète. Comment aurait-elle pu penser qu’un garçon de café pédé ne cessait de zieuter Nicolas ? Et du coup la remarquait, elle ?
Mais nom d’un bon sang, elle a bien su se ressaisir, et son audition, chez elle, par l’équipe d’Henri est un bijou dans le genre ! Comment manipuler les hommes ? Chapitre 1, règle 1-a…
Lamaison semble d’ailleurs s’y être laissé moins prendre que les autres… Bon point pour lui.
En apprenant l’arrestation du mari, elle a dû réagir… Elle a construit son alibi en embrouillant la date de sa rencontre de la veille, ayant eu lieu aux heures qui pouvaient convenir. Trop simple. Trop simple ? Elle le sait, j’en suis certain. Le plus simple est le plus efficace. Elle a recommencé à relancer le jeune Vanneaux. Elle a repris son rôle d’amoureuse éperdue… »


- Ah, tiens, j’y pense… Ce monsieur Le Gilecq, de l’association « Droit à un Logement Décent »… C’est un drôle d’administrateur efficace… Rigoureux et précis dans son organisation. Il a bien confirmé… C’est le lundi que vous vous êtes rencontrés… Et non le mardi du drame…
- … …

« Et c’est là que j’ai fait la bourde du siècle… Quand j’ai demandé à Henri que ses hommes reprennent leur filature à visage découvert… Je pensais la pousser dans ses retranchements… Je l’y ai poussée… Nom de Dieu… Je ne pouvais pas imaginer que sa haine irait jusqu’à tuer de nouveau. Un homme qu’elle avait aimé !
Et j’avais en plus connement imaginé qu’elle s’était d’ores et déjà débarrassée de l’arme. C’était bien mal la connaître. Je ne la connais effectivement pas, d’ailleurs… Jusqu’où irait-elle Bordel de Merde ?
Elle a pris son arme, a entraîné notre homme dans les Galeries… Un coup de téléphone pour donner rendez-vous à Vanneaux… Traîner encore un peu… Oh, elle a dû sacrément minuter son opération ! Et après avoir faussé compagnie à l’inspecteur, elle a rejoint son ancien compagnon à la gare de Lyon… »


- Mes hommes ont tout de suite téléphoné chez les Vanneaux lorsque vous leur avez faussé compagnie… Et madame Aline Vanneaux leur a dit que vous aviez donné rendez-vous à son beau-frère à Evry… Nous vous attendions en quelque sorte tous les deux… Ça juste pour vous dire… Ben, oui, quoi… Pas tout à fait nunuches les policiers de banlieue…
- … …


« Là, à mon avis, elle ne l’a pas abordé. Parce que l’échange aurait pu tourner court et Vanneaux refuser de monter dans le train. Non… Elle l’a suivi. A distance. Et elle est restée planquée jusqu’à ce qu’il y ait moins de monde dans le train. Pour pouvoir agir. Donc pas avant Juvisy, puisqu’ils ont pris cette ligne… C’est là que le train se vide à moitié, au moins…Pourquoi cette ligne ? Sans doute Vanneaux, qui pensait la retrouver à Evry, se croyait seul, et souhaitait-il arriver là où il n’était pas attendu. Par derrière en quelque sorte.
Mais là encore, tout ça n’a pas dû se dérouler comme elle l’avait prévu. Parce qu’il ne fait aucun doute qu’elle aurait préféré descendre avant Evry pour retourner au plus vite vers Paris. Seulement voila… et une fois le meurtre commis, elle ne pouvait plus s’éterniser dans le train ! Pourtant. Si elle était restée jusqu’à Corbeil, nous ne l’aurions pas interceptée et elle aurait pu faire immédiatement demi-tour. Dommage pour elle. Du moins le pense-t-elle peut-être. Mais ça n’aurait pas changé grand-chose : mon dos m’avait prévenu… »


- Vous avez dû être ennuyée de vous retrouver au Vieux Bourg. Il y a relativement moins de trains en retour pour Paris… Vous deviez donc rejoindre la gare de Courcouronnes. Et passer près de la maison des Bergonses… Ça n’a pas dû faire votre affaire. Ah, si vous aviez patienté jusqu’à Corbeil… Mais de toute façon, vous savez, les deux lignes étaient sous surveillance…
- … …

« Ce n’est pas possible Bordel ! Cette nana n’est pas possible ! Rien ne la fait réagir… Rien ! Pourtant mon dos me dit que je suis sur la bonne piste ! Mais rien ! Invraisemblable !
Quand même. Ce qu’elle a fait montre de quel effroyable sang froid elle peut faire preuve ! Je ne suis pas sorti de l’auberge !
Lorsqu’elle a jugé le moment opportun, elle a dû se découvrir aux yeux de Nicolas… Et battre en retraite vers les toilettes… Il l’a suivie. Ils ont échangé, ou non, quelques mots… Elle a fait mine de vouloir entrer dans la cabine. Il a voulu l’en empêcher, et elle en a profité pour l’y pousser, lui… Et pour tirer… A bout portant. Comme pour madame Bergonses… Quelle haine ! Quel sang-froid !
Bah, je pourrais me montrer plus clément… Imaginer qu’ils se sont retrouvés dans le sas pour pouvoir discuter au calme… Qu’elle a essayé de le faire craquer… Que la discussion a mal tourné… Qu’elle a sorti l’arme par désespoir… Que le coup est parti seul… Et qu’ensuite elle a réussi à cacher le cadavre dans la cabine… Mais non… Ce garçon était trop lourd pour qu’elle puisse le traîner, même sur quelques mètres… Et Henri semble bien affirmer que le malheureux a été abattu sur place. Froidement.
Mais Nom de Dieu, la seule vrai question sans réponse, c’est : cette femme, jusqu’où irait-elle ? Où et quand a-t-elle commencé son délire meurtrier ? Madame Bergonses la première ? Non.. Non… Mon dos me dit que non… Suzy Bergonses a été prise dans un processus déjà engagé. Dans une folie qui ne pouvait déjà plus trouver de frein… Oui, bien sûr… »


- Oui… Tout se tient… Tout est cohérent. J’ai tout devant les yeux comme si j’étais en train de lire votre déposition… Il n’y a qu’un truc qui n’est pas clair encore…
- … …
- Le corps de monsieur Lebofranc… Je me demande où nous allons le trouver… Car vous n’avez pas pu le détruire, n’est-ce pas ? Mais il est où ? Dites-moi ? Où est-il ?...


Allez savoir. Allez comprendre ! Brusquement Annie Lasvalès s’effondre. Elle s’affale sur le bureau du commissaire et éclate en sanglot. Enormes. Effroyables. Qui mettent le commissaire aussi mal à l’aise que le silence figé de cette femme quelques instant plus tôt, depuis des heures !
Le policier se lève et fait le tour de son bureau. Il pose sa main sur l’épaule droite de la jeune femme. Attend une courte accalmie. Et murmure doucement :

- Tu t’es trompée d’orgueil ma petite… Tu t’es trompée d’orgueil…







FIN

lundi 16 février 2009

Chap XVIII Annie et Nicolas






18






Aline est revenue précipitamment de son stage d’orchestre. Lorsque son mari lui a téléphoné pour lui apprendre la nouvelle, elle n’a pas pu rester une demi-journée de plus avec les jeunes qu’elle avait en formation. Elle n’était plus capable de penser musique. De se concentrer. De faire acte pédagogique. Le minimum. Elle n’a pris que le temps d’organiser son absence et son départ. C’était les derniers jours du stage. Le plus gros du travail était fait. Elle ne verrait pas le spectacle de clôture. Quelques éphémères regrets. On ne zappe pas sans état d’âme le résultat de toute une cession de travail, de toute une année, même. Mais tout ceci s’avère tellement secondaire dans ces cir-constances !
Suzy était la meilleure amie qu’elle n’ait jamais eue. Ouverte, confiante. Attentive, curieuse, cultivée. Généreuse. Sérieuse. Trop peut-être. Mais jamais triste. Jamais.
Cette amitié aura été si courte ! Quelques années à peine. Aline ne parvient pas à complètement réaliser que Suzy n’est plus. Ne sera plus jamais. Elle l’entend encore rire, lorsque cet été elles se racon-taient leurs petites fadaises sur la plage, en laissant les hommes s’occuper des enfants. « Oui, fais-moi rire », disait Suzy. « Tu sais combien je suis trop sérieuse. Et je suis heureuse ! Heureuse ! J’ai tellement envie de vivre et de rire, de rire ! ». Et elle, Aline, plaisantait. Pour le plaisir d’entendre le rire cristallin de son amie, si justement placé, si justement modulé. A chaque fois, elle pensait à la Reine de la Nuit. Suzy aurait dû faire du chant. Mais elle faisait déjà tellement de choses ! Elle était engagée dans de si nombreuses associations !
Aline frémit. Frissonne. La gorge nouée, des larmes plein les yeux. Comment aurait-elle pu se douter ? Suzy n’est plus. Ne sera plus jamais. Jamais.
La jeune femme consacre toute son énergie à s’occuper de son jeune beau-frère. Un peu sans doute pour tromper son chagrin, beaucoup parce que lui aussi, elle l’aime énormément. Il a toujours montré une très grande confiance en elle. Ils se sont toujours très bien entendus. Au début de son mariage, et donc de leur rencontre, il était encore un jeune homme fougueux et un peu tête en l’air. Un grand adolescent dans un corps d’adulte.
Tout naturellement, sans que ni l’un ni l’autre n’en prenne réellement conscience, elle est devenue sa confidente. Il lui racontait tout. Ses envies, ses projets, ses amours, ses peines. Et il écoutait ses conseils. Probablement comme ceux d’une grande sœur qu’il n’avait jamais eue.
Il n’y a que pour Annie, là, il ne l’avait pas écoutée. Il était vraiment tombé amoureux fou. Méconnaissable. Cette fille le menait par le bout du nez. Aline, d’ailleurs ne l’aimait pas. Elle avait, dès le premier jour, éprouvé une forte défiance pour cette jeune femme au regard vicieux. Oui, c’est ça, elle avait le regard vicieux. Toujours besoin de se sentir regardée par les hommes. N’avait-elle pas tenté de jouer de ses charmes auprès d’Olivier ? Celui-ci, comme toujours, ne percevait rien. Il ne voyait en elle qu’une gamine dont son frère était amoureux. Bêtement amoureux. Et cela le faisait sourire. « Tu crois ? » demandait-il à sa femme d’un ton dubitatif lorsque celle-ci exprimait ses réserves.
Annie et Nicolas se sont installés ensemble. Aline n’a rien dit. Elle ne se sentait aucun droit de remettre en cause le bonheur de son jeune beau-frère. Elle a reçu le jeune couple dans la plus totale neutralité. Essayant d’être parfaitement aimable avec sa nouvelle « belle-sœur ». D’autant plus attentive à son attitude, qu’un jour Nicolas lui dit en riant qu’Annie la soupçonnait d’être jalouse d’elle.
Lorsque cette fille l’a brutalement quitté, de façon absolument odieuse, le garçon éperdu s’est naturellement réfugié auprès de son frère et d’elle-même. Et c’est elle, qui a voulu qu’il vienne en vacances avec toute la famille. Chez Albert.
Comment aurait-elle pu se douter ? Deux ans, il y a seulement deux ans qu’elle a vu lentement éclore, sous ses yeux, cet amour entre sa meilleure amie et Nicolas. Comment aurait-elle pu se douter ?
Son cœur est noué. Son âme chamboulée. Aline regarde le jeune homme affalé dans le canapé, la télécommande en main, qui zappe et papillonne. Rien ne l’intéresse. Il faut presque le forcer à faire sa toilette et à s’habiller. Il faut réellement le forcer à manger. Il refuse de sortir. « Où ? Pour quoi faire ? » Il attend.
Il attend près du téléphone. Espérant un appel des policiers qui lui révèlerait le nom de l’assassin. Car comme eux tous, il n’a pas cru un seul instant à la culpabilité d’Albert.

Nicolas se rend bien compte qu’il est responsable de l’inquiétude et de l’air soucieux de sa belle-sœur. Mais il n’y peut rien. Il se réfugie dans la douleur comme dans un cocon protecteur. Il ne veut surtout pas que cette souffrance pourtant quasi insupportable cesse. Si elle venait à s’atténuer, la réalité, la vérité prendrait sa place. Et il le supporterait bien moins encore.
Suzy n’est pas vraiment morte. Ce cadavre effroyablement mutilé, ce n’était pas elle. C’était une mise en scène. Pour l’éprouver. Pour lui faire prendre conscience de son amour. Et il l’aime. Il l’aime ! Il renverserait des montagnes qui oseraient se mettre entre elle et lui !
Elle ne peut donc pas être morte.
Il écraserait comme une vulgaire limace cette Faucheuse, si elle osait se montrer devant lui ! Suzy ne peut donc pas être morte !
Si elle avait été réellement décédée, Il l’aurait prise dans ses bras, il aurait posé ses lèvres sur son front. Un baiser l’aurait réveillée comme s’était réveillée Blanche Neige. Suzy n’est pas morte.
Sinon, il l’aurait conduite en terre. Suzy est toujours là. Quelque part.

« Vas-y, souffrance, dévore-moi mes entrailles. Rend mes muscles en guimauve, transforme mon cerveau en eau de boudin, grille mes câbles. Que je ne puisse plus sentir, comprendre, bouger. Vas-y souffrance. Chasse la réalité… Chasse mes démons…
Mais laisse-moi un souffle de vie ! Je veux être encore là quand la vérité se fera jour. Je veux que mes oreilles entendent le nom de l’assassin. Je veux plonger mon regard dans le regard de ce monstre. Non, je ne le tuerai pas ! Suzy ne le veut pas. Mais il mourra sous les feux de mes yeux. Il mourra quand il me verra ! »


Nicolas ne pense pas aux enfants. Y penser serait, là encore, regarder la vérité en face. Et il ne le peut pas. En un éclair, quand il était au commissariat avec ce jeune policier il a pensé à eux. Il a été rassuré. Domi s’occupe d’eux. Ils n’ont pas besoin de lui. Il n’a plus à s’en inquiéter. C’est très bien ainsi. Il peut se livrer pieds et poings liés à sa douleur. Sa compagne fidèle depuis le drame. Il ne veut pas qu’elle s’en aille.
« Souffrance, fais-moi encore mal ! Encore ! Encore ! »

Tout à son délire, Nicolas est véritablement brisé, fourbu. Depuis un moment déjà, il a laissé tomber la télécommande et il s’est allongé sur le canapé, son bras droit cachant ses yeux. Car il ne supporte pas la lumière. Elle est trop lucide, la lumière. Il ne s’est pas rasé depuis son retour. Il ne supporterait pas de se regarder en face dans un miroir. Il verrait ses yeux. Ses yeux peut-être sans l’image de Suzy dans la pupille. Il ne le peut pas !
Pourtant. Pourtant il s’est toujours considéré comme un garçon solide et réactif. Il n’est pas dans ses habitudes de pleurer sur son sort. Lorsqu’Annie l’a quitté, il a également été très affecté. Elle avait rembler trouver un tel plaisir à le mettre plus bas que terre : « Pourquoi je te quitte ? Pourquoi je te quitte ? Mais parce que tu es un mauvais coup au lit mon pauvre ! Un très mauvais coup ! Je m’ennuie avec toi ! Je compte les moutons ! »… Mais il était remonté très vite. Très vite. Faut dire que la présence de Suzy… Suzy ! Non ! Non !

C’est ce moment que le téléphone choisit pour sonner. Aline répond. Et se tourne vers Nicolas.

- C’est pour toi Nicolas, c’est Annie…


Nicolas fait désespérément des signes négatifs de tout le haut de son buste, sans retirer le bras qui cache son visage. Aline rend compte du refus mais très vite se retourne de nouveau vers le garçon.

- Nicolas… Elle insiste. Elle dit que c’est très important.


Brutalement, là, sans trop savoir expliquer pourquoi, le jeune homme bondit sur ses pieds et va vers le téléphone. Une rage sourde l’habite. Il tient Annie pour, au moins en partie, responsable du drame. Si elle n’était pas venue le relancer à Nantes, ou si elle ne lui avait pas donné rendez-vous, ou même si elle était venue à l’heure au rendez-vous fixé, peut-être serait-il rentré chez lui à temps pour éviter le drame !
Le ton de sa réponse contient toute cette agressivité.

- Oui, c’est moi. Hé bien, qu’est-ce qu’il y a ? Je t’ai déjà dit que nous n’avons plus rien à nous dire !


Aline ne peut entendre la réponse d’Annie. Mais Nicolas ne raccroche pas. Il écoute. Enfin il conclue :

- Tu es sûre ? Tu ne me mènes pas encore une fois en bateau ? Si je viens maintenant, là, à Evry, tu me diras tout ce que tu sais ? Tu as trouvé des preuves ? Vraiment ? Bon. J’arrive. Mais si tu t’es encore fichu de ma poire, tu vas le regretter !


Et Nicolas raccroche. L’air dur, fermé. Il monte rapidement dans sa chambre se changer, et se prépare à sortir. Aline essaye de le dis-suader :

- N’y vas pas. Elle ne peut que te faire du mal ! Nicolas ! Tu n’es pas assez costaud pour retourner à Evry maintenant, seul. Tu n’as rien mangé à midi… Nicolas !...


Mais Nicolas sort. Sans un seul mot. Le regard dur. Mais vide.





Irène Filipoint revient à pas pressés vers son bureau. Elle n’est pas en avance. Elle sera même un peu en retard, contrairement à tous ses principes. Elle ne pouvait pas prévoir. Elle est descendue, selon son habitude, se détendre à la cafétéria du Palais entre deux rendez-vous. En espérant bien boire un bon thé citron brûlant. Mais elle s’est trouvée nez à nez avec le Procureur. Visiblement, celui-ci attendait la première occasion pour lui parler.

- Chère amie ! Comment allez-vous ? Vous semblez en pleine forme. Et toujours en train de courir ! Soyez sans crainte, vos dossiers vous attendront ! Personne ne les traitera à votre place !
- Mon cher, je ne cours pas… Je trottine… J’ai une image de marque à préserver, que voulez-vous ! Non, sérieusement, je n’ai que peu de temps pour boire mon thé.
- Vous avez une audition dans les minutes qui viennent ?
- Pas vraiment. Je reçois madame Bergonses mère, à sa demande insistante. Je ne pouvais refuser perpétuellement, bien que je ne sais que trop ce qu’elle va me demander, et tout autant la réponse que je devrai faire !
- Ah ! Toujours cette déplorable affaire ! Justement, je souhaitais vous voir à ce sujet…
- Oh, mon cher… Rien de neuf pour le moment. Des pistes, toutes aussi vaines. Je ne pourrai rien vous dire de plus que vous ne sachiez, hélas.
- Je sais bien… Mais il ne se passe pas une journée sans que je reçoive un appel de la Préfecture. Ils restent très vigilants sur les suites de cette affaire. Je suppose que le Député y est pour quelque chose.
- Monsieur Bergonses a d’évidence beaucoup de… soutiens. Malheureusement, jusqu’à nouvel ordre, il reste le seul véritable suspect. Nous avons obtenu que la presse se montre discrète, présente les faits comme un regrettable drame de la passion, je ne pense pas souhaitable de ré aviver les curiosités en procédant à une libération anticipée du seul suspect.
Laissons Jason et ses hommes faire leur travail.
- Oui, bien sûr, bien sûr… Mais le temps passe. Et pas les bruits de couloir…
- Quels bruits ? Rien n’est parvenu jusqu’à mon oreille !
- Oh, rien que de très classique quand il s’agit d’un personnage quasi public, tels que monsieur Bergonses. D’aucuns se plai-sent à affirmer que le dossier est vide, sans preuve tangible, et que c’est plus la personnalité du prévenu que les faits qui lui sont reprochés et qui empêchent sa remise en liberté.
- Allons donc ! Mon cher, vous avez toutes les informations pour répondre à ces malveillances. Relisez mon dossier…
- Mais Irène vous savez très bien que… Le souci, c’est que la rentrée approche, et si cet homme reste incarcéré, ce sont une trentaine d’emplois qui risquent d’être remis en cause !
- Tss, tss ! Ses bureaux sont sur Paris. Ni le Maire ni le Préfet n’en subiraient les conséquences ! Mais, je vous ai entendu. Je vous ai entendu…


La juge n’a même pas pu siroter sereinement son cher thé de dix heures ! Elle a dû le boire d’un trait, avant de se presser vers son rendez-vous. Et cette femme, qu’espère-t-elle au juste, en demandant à parler au juge d’instruction ?





- Mais je ne demande aucun passe-droit madame la juge ! Je souhaite comprendre, et entendre de votre bouche les faits qui sont reprochés à mon fils !

Madame Bergonses savait pertinemment, en venant à cet entretien que sa tâche serait difficile. Maître Serino ne lui avait caché, ni la personnalité rigide et autoritaire du magistrat, ni la dramatique con-jonction de circonstances qui rendait Albert particulièrement suspect. Mais elle se devait de faire quelque chose. Et la présence d’une femme âgée et digne pouvait avoir plus d’impact que la simple lecture d’un procès-verbal de commission rogatoire. Du moins l’espérait-elle. Elle voulait que la juge se confronte à la douleur d’une mère. Elle ne s’attendait toutefois pas à un accueil aussi sec, aussi impersonnel !

- C’est en effet souhaitable madame. Vous comprendrez aisément que je ne peux prendre en compte tous les liens affectifs d’un prévenu. Le pire des assassins a toujours autour de lui des personnes qui l’aiment et le soutiennent, même en sachant ce dont on l’accuse. Et je dois même dire que c’est une bonne chose. Mon rôle de juge d’instruction est d’instruire à charge et à décharge. Je le ferai, avec toute la rigueur et l’objectivité dont je dispose.
- Mon fils n’est ni pire ni meilleur ! Il n’est pas un assassin ! C’est ce que j’ai voulu venir vous dire !
- Madame, ce ne sont là que des affirmations parmi d’autres. Malheureusement, vous ne m’apportez aucune preuve ?
- Mais une intime conviction, oui, madame la juge ! Une intime conviction ! C’est bien ainsi que vous dites, n’est-ce pas ?
- Hé bien moi, madame, j’ai l’intime conviction, à la lecture du dossier, que votre fils est un dépravé, sans morale et sans loi, qui a trompé allègrement sa femme pendant des années avec tout, je dis bien tout ce qui lui tombait sous la main. Et cet individu pervers n’a pas supporté d’être rejeté au profit d’un autre ! Voila ma conviction, madame.
Et je trouve regrettable qu’une mère, même au nom de l’amour maternel, donne blanc seing à de tels débordements !
- Madame la juge ! Je suppose que vos propos ne figureront pas sur le procès-verbal d’audition. Car ils relèvent de la loi de novembre 2001 contre l’homophobie ! Mon fils est homosexuel, et alors ?
- Libre à vous de défendre de telles mœurs ! Autant que je sache, la loi que vous citez ne vise pas les audiences de jus-tice. Pour ma part, je garde un minimum de sens moral !
- Voila bien les points que, si nécessaire, je souhaitais pouvoir aborder avec vous.
Vous imaginez donc qu’une mère, qu’une femme de soixante-seize ans, a pu, sans se poser de questions, découvrir un jour que son fils, l’enfant né de ses entrailles, aimait les personnes de son propre sexe ? Mais j’ai souffert, madame, plus que je ne puis le dire !
- Pourtant, à vous entendre, vous me semblez accepter fort bien la situation et la présence du compagnon de votre fils !
- Maintenant, oui ! Mais après combien d’interrogations ? De crises de culpabilité ? « Qu’ai-je fait de mal pour qu’il soit ain-si ? », « Que n’ai-je pas fait pour qu’il ne soit pas comme les autres ? », « Mon mari a-t-il été trop sévère, trop laxiste ? », « Moi-même l’ai-je gardé trop près de moi ? Est-ce parce que je lui ai appris à faire la cuisine, parce que je lui demandais de m’aider à faire la vaisselle quand il était enfant ? Qu’ai-je fait de mal ? Mais qu’ai-je fait de mal pour qu’il soit ainsi ? »
- …
- Pendant des mois, des années !
Et puis je l’ai regardé vivre. J’ai dû reconnaître qu’il était le meilleur des fils. Attentionné, affectueux, sérieux, travailleur, bon vivant, heureux de vivre. Je l’ai vu plein de tendresse envers les enfants, avec des filles aussi, avec sa sœur. Et puis j’ai vu ses yeux, j’ai lu son cœur quand il m’a présenté son premier compagnon, Jean-Yves.
Je me suis dit alors : « J’ai peut-être raté quelque chose, mais l’ensemble est plutôt réussi ! ».
Il m’a fallu des années, madame, des années ! Et quand je commençais à mieux accepter et à m’habituer, il nous a présenté Suzy… Et il nous a offert trois merveilleux petits enfants… Alors…
- Et vous n’êtes pas plus choquée que ça d’apprendre que votre fils trompait son épouse en faisant perdurer des pratiques qui n’avaient plus lieu d’être ?
- Je n’apprends rien du tout. Je savais. Je l’ai toujours su. Il n’a jamais trompé sa femme.
- Il vous le disait, et vous le croyiez ?
- Non ! Suzy m’en parlait !
Il m’a fait le plus merveilleux des cadeaux en me donnant une nouvelle fille. J’ai aimé Suzy comme mon troisième enfant. Et elle me le rendait au centuple. Elle me confiait toutes, vous entendez, toutes ses difficultés. Qui n’étaient pas celles que vous dites. Pour ça, Suzy acceptait, oui, elle n’était pas résignée, elle acceptait cet état de fait. Elle me disait : « Al, ne serait plus Al, s’il ne pouvait plus se confronter à l’amour des autres hommes. Or, j’aime Al. Alors j’accepte ce qui fait partie de lui-même… » Et, en riant elle ajoutait toujours : « Je crois que je serais beaucoup moins tolérante, s’il s’agissait d’une autre femme ! ».
- Elle a pourtant choisi de le quitter !
- Mais pas à cause de ses aventures ! Parce qu’elle ne le reconnaissait plus depuis qu’il avait créé sa Société. Elle a beaucoup souffert de l’attendre, de l’attendre continuellement.
Et puis, la vie est si étrange ! On ne commande pas son cœur. Elle a aimé un autre homme. Et elle a été heureuse, très heureuse de nouveau…
Je suis reconnaissante envers mon fils d’avoir su se montrer digne et respectueux de sa femme dans ces circonstances !
- Je dois le reconnaître, madame. L’affection et le respect que vous manifestez envers votre fils me touche, et me parle beaucoup.
Mais malheureusement dans ce que vous dites, rien ne vient étayer le fait qu’il soit pour rien dans le drame qui nous occupe aujourd’hui !
- S’il avait fait quoi que ce soit, je le saurais !
- Comment auriez-vous pu le savoir ?
- J’aime… J’aimais Suzy comme ma propre fille, je vous l’ai dit. Albert le sait très bien. Il n’aurait jamais pu me regarder dans les yeux et m’embrasser ce soir là, s’il lui avait fait le moindre mal !
- …
- Et au contraire ! Nous n’avons parlé que d’elle. Il m’a appris son cancer du sein. Ses doutes et son inquiétude…
Suzy m’avait téléphoné pour me dire qu’elle viendrait le samedi suivant avec Nicolas. J’ai compris ce soir là que c’était pour me parler de sa maladie. Albert était inquiet, madame la juge. Inquiet. Pas coupable !
- Vous étiez au courant au sujet du cancer ??!
- Je viens de vous le dire, oui. Albert m’en a parlé ce mardi soir. Suzy ne m’avait rien dit au téléphone. J’avais bien senti qu’il y avait quelque chose. Mais quoi ? Je lui faisais assez confiance pour attendre la fin de la semaine.
J’avais juste pensé qu’elle allait peut-être m’annoncer que Nicolas et elle attendaient un enfant. Ils en avaient tellement envie ! Et moi donc… Un nouveau petit fils !
- Mais vous n’auriez pas été sa grand-mère !
- Il aurait été mon petit fils !







Le capitaine et Jason font un rapide point sur le dossier avant que le commissaire n’aille rencontrer la juge. Ils doivent parler de la toute dernière enquête, une lamentable histoire de tentative de braquage d’un bureau de poste par des mômes à peine majeurs. Ils se sont fait prendre la main dans le sac, sans la moindre résistance. Le bureau était surveillé depuis plusieurs jours, des allées et venues suspectes ayant été remarquées par le personnel !
Mais le commissaire ne doute pas que la magistrate va le questionner sur les derniers éléments de l’affaire Bergonses. Comme à chaque fois qu’ils se rencontrent. C’est vraiment la patate chaude du moment. Chacun voudrait bien s’en débarrasser et la refiler au copain.

- Attends… Tu dis pas de nouvelles ? Pas de nouvelles du tout ? Ce type ne s’est pas évanoui dans la nature quand même !
- Quand nous avons commencé les investigations à propos de la jeune Lasvalès, j’ai naturellement voulu rencontrer ce monsieur Lebofranc. Tu te souviens, elle avait déclaré à Justin qu’ils s’étaient séparés d’un commun accord, en restant les meilleurs amis du monde. Il était soi-disant parti en Provence, dans l’une de ses maisons secondaires.
- Oui, oui, je me souviens.
- Rien ne pouvait laisser supposer qu’il touche de près ou de loin à notre affaire, mais je voulais mieux cerner la personnalité de cette Lasvalès !
- Quand se sont-ils séparés dis-tu ?
- Il semblerait qu’il n’y a qu’une dizaine de jours ! Aussitôt après elle serait allé reprendre contact avec Vanneaux à Nantes. C’est ce qui m’intrigue assez. Il semble qu’elle ait des décisions rapides, la demoiselle !
- Bon, alors, ce type, il a quand même une vie sociale ! Il ne passe pas sa vie sous les couettes des jeunes filles en fleur !
- Ben, ce n’est pas si évident. Ce monsieur n’a pas vraiment d’activité régulière. Il vit de ses rentes en quelque sorte. A part quelques conseils d’administration de temps en temps… Il ne s’occupe même pas vraiment de son patrimoine. Il a un chargé d’affaire qui s’occupe de tout. Je l’ai vu, celui-là. Il n’a aucune nouvelle de son patron depuis deux semaines. Mais il ne s’en étonne pas. Ce n’est pas la première fois !
- Mais bon sang, il a bien des coordonnées pour le joindre en cas d’urgence !
- Un portable, qui ne répond pas. Sinon, en général il sait à peu près où il se trouve, et là il le croyait effectivement en Provence.
- Là-bas, pas de nouvelles non plus ?
- Le gardien que j’ai eu au téléphone n’a pas davantage vu son patron. Il y a une quinzaine de jours, celui-ci lui a demandé de préparer la maison, il comptait y venir. Depuis, plus rien.
- Et ce gugusse ne s’inquiète pas plus que ça ?
- Lebofranc a l’air assez fantaisiste. Et il n’a pas qu’une résidence secondaire ! Pas à plaindre le malheureux ! Bref, le gardien a pensé qu’il avait changé d’avis et était ailleurs.
- Pas à plaindre, pas à plaindre ! Passablement intrigante cette disparition quand même ! Coup de tête, fuite, ou … ?
Redoublez la surveillance de cette minette ! Je la sens pas trop ! Et allez-y franco. On verra bien comment elle va réagir en se voyant surveillée. Prudence quand même, hein ! On ne sait jamais…






Et voila. Une fois les affaires courantes expédiées, comme prévu la mère Filipoint remet sur la table l’affaire qui les obsède tous plus ou moins. Lorsqu’il était arrivé, elle l’avait d’ailleurs prévenu : « Ah, Jason, rappelez-moi avant de partir que je dois vous parler de madame Bergonses mère. ». Ils y étaient. Comme de bien entendu, le commissaire n’a pas eu à rappeler quoi que ce soit. La magistrate a une mémoire d’éléphant. Ou de mule corse. Au choix…

- Et bien entendu, je voulais vous parler de « notre » affaire. J’espère que vous avancez, Jason, car pour ma part, je commence à en avoir par-dessus la tête !
- Les officiels qui ne vous lâchent pas ?
- Oh, eux ! Vous savez parfaitement ce que j’en pense. Le Préfet saute comme un cabri, le Procureur trouve chaque jour mille prétextes pour entrer dans mon bureau et me demander des nouvelles. Mais vous vous en doutez, Jason. Comme disent nos clients, « Je m’en tape ! ».
Non, c’est plus grave ! Je vieillis, Jason, et je vieillis mal ! Il va falloir que je pense très sérieusement à la retraite !
- Madame la juge !
- Je suis parfaitement lucide mon cher, parfaitement ! Tenez, ce nouveau témoin sorti d’un chapeau, la Jeune Lasvalès… Vous vous rendez compte que je n’avais pas fait le rapprochement avec son père !
- Mais personne ne l’a fait, madame Filipoint ! Moi en premier ! Et je ne vois pas ce que vous trouvez d’extraordinaire à ça ! Il n’y a pas qu’un âne qui s’appelle Martin comme on dit !
- Mais ce n’est pas si vieux que ça, et c’est moi qui avais représenté ce tribunal à la cérémonie d’hommage faite aux Invalides. Et vous le savez bien, vous en plaisantez assez : je me souviens toujours des noms et des dates, même des années après ! Enfin… Je me souvenais…
- Tsss, tsss ! Madame Filipoint a une crise de blues ! Faut que je fasse une croix sur la cheminée de mon salon…
- Vous pouvez plaisanter ! Et ce Bergonses… Une être pervers et abject, orgueilleux et prétentieux. Hé bien figurez-vous que par moment je finis par lui trouver des aspects sympathiques !
Bon, ce n’est pas la première fois qu’un prévenu se révèle attachant. Et j’ai toujours su raison garder. On me le reproche bien assez ! Mais là, c’est autre chose. Le sentiment de m’être planté. Pour la première fois de devoir douter de mon sixième sens !
- Vous ne devriez plus lire sa correspondance ! J’ai l’impression qu’il vous manipule allègrement !
- Me manipuler, moi ! Jason ! J’ai dit que j’avais pris un coup de vieux ! Pas que je devenais sénile ! Non, non… Il y a des accents de sincérité dans son attitude et ses comportements sonnent juste. Et cette confiance absolue qu’il affiche à propos de la découverte de la vérité. et sa mère…
- Oui ? Vous vouliez me parler d’elle ?
- C’est une femme remarquable. Très forte personnalité. Intelligente et cultivée. Et de tout son être émane une confiance absolue en l’innocence de son fils. Très troublant !
- C’est une mère !
- C’est bien au-delà de cette évidence ! Mais ce dont je voulais vous parler, c’est d’un fait découvert au hasard de la discussion et qui me semble avoir quelque importance.
- Je vous écoute ?
- Elle est au courant du cancer de sa belle fille. Son fils lui en a parlé ce fameux soir. Elle affirme même qu’ils n’ont parlé que de ça, de son inquiétude, et c’est pour elle la preuve absolue qu’il ne peut lui avoir fait du mal.
Jusqu’ici, nous pensions que personne n’était au courant de la maladie, n’est-ce pas ?
- En effet, c’est très troublant. Ça aurait pu être un alibi pour Bergonses, si nous l’avions su dès le premier jour. Mais là… Cette femme peut l’avoir appris après, et monter toute une stratégie !
- Je ne le pense pas. Mais laissons venir. Du côté de la jeune Lasvalès, où vous en êtes ?
- Comme vous le savez, nous l’avons mise sous surveillance. Son téléphone et son portable sont sur écoute. Mais elle n’est pas née de la dernière pluie, et rien ne bouge. C’est à côté que nous relevons des choses troublantes…
- A côté ? Que voulez-vous dire ? Allez, je vous écoute ?
- Henri continue l’enquête de voisinage et a voulu entendre celui qui a été son compagnon ces deux dernières années. Un certain monsieur Lebofranc.
- Ah, oui, le riche qui n’a pas été choisi parce qu’il était riche mais pour… disons… sa vivacité d’esprit, c’est bien ça ?
- Si vous voulez… Hé bien ce monsieur a disparu. Envolé dans la nature !
- Ah ?...
- Totalement… Et des témoins qui disparaissent ainsi dans une enquête… Vous et moi savons qu’alors tout redevient possible. Responsabilité dans l’affaire ? Fuite ? Complicité ? Je ne vois pas encore trop le lien, mais comme il semble bien que la jeune Lasvalès ait un alibi béton… Cela mérite de regarder le cas de ce monsieur de plus près.
- Son alibi à elle est donc vérifié ?
- Absolument ! Tenez, je vous apporte la lettre du responsable de l’association caritative. Nous venons de la recevoir. Il confirme catégoriquement sa rencontre avec Annie Lasvalès ce jour… le jour….
- Le jour en question ?
- Nom de Dieu !!!
- Quoi ! Qu’y a-t-il ?
- La date !
- Hé bien ?
- La date ! Je n’y avais pas prêté attention ! Il dit avoir rencontré Annie Lasvalès de façon impromptue le mardi 18 Août !
- Hé bien oui, le mardi ?
- Mais le 18 Août c’est le lundi ! La veille ! Nom de Dieu !



Tout deux restent silencieux quelques secondes pour mesurer toutes les conséquences de cette découverte. Y a-t-il erreur de date ? Dans quel sens ? Est-ce le lundi ou la mardi qu’a eu lieu cette rencontre ? Un seau d’eau froide vient de leur tomber sur les épaules. Nom de Dieu !
Le brave greffier toujours aussi introverti, gauche et maladroit, pense que ce silence lui offre la possibilité de glisser un message :

- Excusez-moi commissaire…
- Oui ? Je vous écoute Leclerc ?
- Le capitaine a téléphoné il y a quelques minutes… Je n’ai pas voulu vous déranger… Il demande que vous le rappeliez le plus vite possible.
- Mais vous auriez dû me le passer ! Je l’appelle !


Jason, quelque peu surexcité se lève pour aller décrocher le téléphone du greffier. Il compose le numéro de son adjoint. Il faut que celui-ci vérifie au plus tôt cette histoire de date ! Ça pourrait tout changer.
Son échange au début est bref et sec. Puis il se prolonge. Il répond par mono syllabes. Très vite il tire une chaise pour s’asseoir, le dos de plus en plus courbé comme s’il recevait des coups de bâtons. La juge ne perçoit que des bribes de la conversation. « Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? », « Nom de Dieu ! », « Il faut tout de suite joindre… », « Quoi ? Lui aussi ? », « Où ça ?... », « Tu sais exactement ?... », « Elle t’a dit vers quelle heure ?... », « Envoie toutes les équipes dispo, j’arrive.»

- Alors, que se passe-t-il ?


La juge connaît trop bien le commissaire. Pour qu’il perde son flegme de cette façon, il faut que les choses soient sérieuses. Mais elle veut savoir avant qu’il ne s’échappe.

- En deux mots, parce que là, je fonce sur le terrain ! La jeune Lasvalès a trouvé le moyen de semer son ange gardien. Elle l’avait entraîné dans les grands magasins. Elle a passé un coup de fil d’une cabine, et puis après avoir chiné quelques instants dans les rayons, elle est entrée dans les salons d’essayage avec des vêtements et… plus personne ! Ridicule ! Bernés comme des apprentis ! Ils étaient trop en confiance ! Bref. Je demande donc à Henri de joindre aussitôt Vanneaux. Histoire de voir. Mais en attendant que je le rappelle, il l’avait déjà fait. Et là, il apprend qu’après avoir reçu un coup de fil de cette fille, il est sorti sans un mot. Sa belle-sœur a juste entendu qu’il devait se rendre d’urgence à Evry. Des histoires de preuves ?! Elle a essayé de le dissuader, lui disant qu’il était encore trop faible, mais il n’a rien voulu savoir et est parti. Cette femme est inquiète. J’y vais !
- Mais où ? Où avez-vous dit à Henri d’envoyer les voitures ?
- Vers la gare du Bourg, et vers celle de Courcouronnes, à l’Agora. Ils ne peuvent arriver que dans l’une de ces deux gares. Je ne sens pas trop le truc, madame la Juge. Je ne le sens pas du tout, même. J’y vais. Je vous tiens au courant.



vendredi 13 février 2009

Chap XVII La prison





17







La prison. Albert, un genou posé sur la tablette fixée au mur, pour pouvoir s’approcher de la minuscule fenêtre à la vitre blindée qui donne sur l’extérieur, regarde la cour. Une autre aile de la maison d’arrêt est en promenade. Trop de détenus pour qu’ils puissent sortir tous ensembles. Il y a deux services, comme à la cantine de l’école de Nadège.
Dans son dos, il entend l’œilleton qui s’ouvre. Un gardien l’observe, en silence. C’est là le plus pénible, le plus insupportable. Quel que soit le moment, quelle que soit l’heure, ils savent qu’ils peuvent être observés. Impossible de s’isoler, de se retrouver seul face à soi-même. Même la radio, qui permet de diffuser une musique de fond si le détenu le souhaite est en réalité réversible et sert d’interphone. Les gardiens, dans leur poste de garde, peuvent donner une consigne au détenu, mais aussi écouter ce qui se passe dans l’une ou l’autre des cellules. Rien, aucune intimité. Aucune vie personnelle. Qu’il soit sur la cuvette des WC, qu’il soit allongé en train de lire un livre, que l’image lancinante de Domi le pousse à des caresses intimes, à tout instant l’œilleton peut s’entrouvrir et le regard d’un type qui reste lui, caché, d’un inconnu, d’un voyeur, peut se poser sur lui et observer la moindre de ses mimiques. Il n’y a pas un seul recoin dans cette minuscule pièce où il pourrait se replier. Insupportable.
Le premier soir, après avoir senti plusieurs fois des regards curieux ou qu’il considérait comme tels, il avait pété les plombs et masqué l’œilleton avec le couvercle de la poubelle. Malgré les injonctions, il l’avait laissé. Les gardiens, pour des raisons de sécurité semble-t-il, n’ont pas de clef sur eux pendant le service de nuit. Le surveillant avait donc dû alerter son chef. Branle-bas de combat !
Le lendemain matin il avait été convoqué chez le Directeur. Admonestation et menace de passer en conseil ! Comme un bambin. Comme un irresponsable. L’intervention de la juge avait très certai-nement limité les dégâts. D’autres détenus lui ont dit par la suite que, normalement, il aurait dû écoper de trois jours de gnouf. Comme un vilain loubard qu’il est !

Pour l’heure, il feint de ne rien entendre, et poursuit son observation. Le surveillant s’attarde. Cherche-t-il à voir s’il fait des signes, ou se complait-il à observer son arrière train mis en valeur par la position ? L’idée le fait sourire. C’est déjà ça.
Rien que de très anodin dans ses observations. Il a le bourdon, et de voir un peu de vie lui fait du bien. Même s’il faut une bonne dose d’optimisme pour appeler « vie » cette marche en rond autour de la cour, passablement abrutissante. Au centre de la cour, quelques privilégiés (privilégiés par qui, au fait ?), jouent au volley-ball. Autour du terrain, la plupart des autres détenus marchent d’un pas soutenu, pour conserver un minimum de forme physique. En groupes, tout en discutant, certains accompagnent leur déplacement par des mouvements d’athlétisme. Les groupes se font et se défont, en fonction sans doute des discutions, mais aussi, a-t-il appris, pour noyer le poisson. Les gardiens dans leurs miradors observent les rapprochements. Il n’est pas souhaitable de se faire remarquer en parlant toujours avec les mêmes. Cela pourrait éveiller des soupçons, et l’un ou l’autre serait transféré dans une autre aile. De même, les codétenus qui partagent les cellules ne restent pas ensemble. Leur trop grande promiscuité pourrait sembler douteuse, et, c’est vrai, ils ont aussi envie de voir d’autres trombines.
Lui, Albert, n’a pas ce problème. Il est un privilégié. Pas vraiment à l’isolement, puisqu’il peut sortir en promenade, mais seul en cellule. Compte tenu de son dossier, la direction a dû avoir peur de ce qu’il pourrait se passer si elle lui adjoignait un compagnon ! Ou la juge a donné des consignes. Allez savoir.
Pendant la promenade, il ne tourne pas en rond. Il a rejoint ceux qui, bien en vue pour montrer qu’ils n’ont rien à cacher, s’assoient et jouent aux cartes. Il a redécouvert le tarot. Avec un certain plaisir, les habitudes de la cour de l’école d’ingénieur sont revenues. C’est aussi qu’il se sent protégé dans ce groupe. La première sortie n’avait posé aucun problème. Mais dès la seconde, il avait nettement ressenti l’animosité de ses codétenus. Œil noir, parfois même haineux. Bousculades visiblement volontaires. Personne ne lui parlait. Il ne comprenait pas. En moment donné, la tension était devenue particulièrement forte. Il était prêt à en venir aux mains. Cela lui semblait inévitable. Et puis un grand mec sec, bien bâti mais sans plus, est intervenu. « Il est avec moi ». Et l’a invité à venir jouer aux cartes. Les autres n’ont plus bronché. Il y a bien encore de temps en temps des regards chargés de menace. Mais plus aucun geste déplacé.
Il a remercié son sauveur, tout en éprouvant le besoin d’affirmer qu’il était prêt à faire face à tous ces abrutis. L’autre a souri.

- Je n’en doute pas. Tu ne me sembles pas être le genre de mec qui se laisse marcher sur les pieds. Mais crois-moi. Ils t’auraient pourri la vie.
- Mais je ne leur ai rien fait ! Qu’ont-ils à me reprocher ?
- Cherche pas à comprendre. Classique. Pour se faire bien voir, quelque gardien a dû distiller aux caïds des informations sur ton dossier. Et ce qu’on te reproche ne plaît pas beaucoup aux droits communs ! Ils sont très attachés aux « valeurs morales » !
- Mais je suis innocent des accusations dont je fais l’objet !
- Mort de rire ! Ces mecs, ils ne sont pas juges ! Mais toucher à une femme et avoir des mœurs spéciales…
- On dit ça de moi ??
- Ne t’affole pas. Avec le temps, ça va leur passer. Ils vont t’observer. Reste sûr de toi, paisible, surtout pas agressif ni hautain. Et un autre nouveau occupera très vite leur attention.
- Et pourquoi, toi, tu ne réagis pas comme eux, puisqu’apparemment les nouvelles sont aussi venues jusqu’à toi ?


Philippe, puisque c’est ainsi qu’il se prénomme, sourit d’un air mystérieux. Un court silence, le temps de distribuer un tour de cartes, et il donne l’explication du mystère :

- Je ne suis pas, nous ne sommes pas tous les quatre, des « droits communs ». Nous, nous sommes ce qu’ils appellent des « pointeurs ».
- Traduis ?
- Accusés de viol. C’est un peu à part dans la hiérarchie de la prison. Les femmes sont toutes bonnes à baiser pour eux… Donc, d’une certaine façon un violeur est un innocent à leurs yeux. Le genre de truc qui pourrait leur arriver à eux. Et par là, nous avons prouvé que nous avons des couilles et que nous savons nous en servir !
- … … Excuse-moi ! Je ne suis pas sûr de partager cet avis. Aller contre la volonté d’une femme me choque énormément !
- Qui te dit que je pense le contraire ? Je te parle de leur raisonnement à eux !
- Et à cause de ça ils vous foutent la paix ?
- Oh… J’ai quand même dû faire ma petite place ! Je suis entre autre moniteur de Karaté à l’extérieur. Une seule explication a suffit.
- … … Et ce que la justice te reproche est vrai ?
- Tu seras surpris si je te dis non ? Ici, tous ceux à qui tu poseras cette question te répondront NON ! Il n’y a que des innocents en maison d’arrêt, c’est bien connu !
- … …
- Maintenant, tu me croiras si tu veux ou non, ça m’est égal, vraiment non… Je n’ai violé personne. C’est une touze qui a mal tourné. Connement.
- Mais la fille vous accuse, ou non ?
- Ben, pourquoi je serais là, sinon, hein ? Mais je précise, j’étais seul. Eux, c’est pour une affaire différente.
- Et pourquoi ment-elle cette nana ?
- C’est pas vrai ! Nous avons le même âge à peu près, mais tu es candide, candide !
- J’ai besoin de comprendre, simplement !
- Bon, Ok…
La fille était mineure, et je ne le savais pas. A voir son tour de poitrine, je te jure qu’on pouvait pas se douter ! Dans une soirée, elle m’a chauffé un max, et ça s’est terminé sur la pelouse près des voitures. Soudain, nous avons été surpris dans les phares d’une bagnole qui arrivait.
C’était son père qui la cherchait partout ! Et bien sûr elle a dit que je l’avais forcée ! Histoire de se blanchir…
- C’était facile de prouver le contraire, non ?
- Ben… Faut croire que non ! Surtout quand le père est un député de la majorité ! Et ça, je ne le savais pas non plus !
- Putain…
- Elle, ou moi ?
- Con…

Ils sont devenus amis. Enfin. Pour autant qu’on puisse l’être en prison. Philippe est chaleureux, mutin, il plaisante facilement. Dans le « civil » il est marié, patron d’une petite auto école, et accessoirement moniteur au club sportif de la ville. Tout son entourage multiplie les témoignages favorables. Même sa femme, qui a affirmé aux policiers qu’il n’avait jamais exercé la moindre violence sur elle. En vain.
Putain de France.
Ils se moquent de ce que peuvent penser les gardiens. A chaque promenade, ils se retrouvent tous les cinq dans le même coin pour des parties de tarot joyeuses et ludiques. Pas d’argent en jeu. Juste le plaisir. Le perdant de la partie est condamné à offrir un paquet de clopes aux quatre autres : Ils fument comme des pompiers. Albert, pendant ces quelques jours, n’a pas encore perdu.

La prison… Les séances de jogging dans le bois de Saint Eutrope, le malaise qu’il éprouvait lorsqu’ils approchaient de la masse lugubre de la prison, ressurgissent soudain. Etait-ce de la prémonition ? Pourquoi, alors qu’il n’avait rien à se reprocher, subissait-il cette phobie ? Il le disait : priver un individu, quel qu’il soit, de liberté, des libertés élémentaires est intolérable. Inadmissible. Mœurs de primates primaires !
Aujourd’hui, il le voit bien. Il y a ceux qui disent : « Mieux vaut des innocents en prison qu’un coupable en liberté » ; ceux qui affirment : « les innocents ne sont que des coupables qui n’ont pas encore été démasqués » ; et très peu, trop peu qui osent affirmer : « Rien ne justifie une erreur judicaire. Le doute doit toujours bénéficier à l’accusé » !
Non, simplement, comme toujours. Il y a ceux qui sont du côté du manche, et ceux qui se trouvent toujours… Sous la cognée !
Cette dernière pensée le fait brutalement rougir. « Hypocrite. Sale hypocrite ! Tu as toujours été, jusqu’à présent, du côté du manche. Reconnais-le. Tu ne verras plus les choses de la même façon maintenant. Reconnais-le aussi. Quoi qu’il arrive dans les jours à venir, cette expérience te sera salutaire. Peut-être seras-tu un peu plus humble. Un peu plus modeste ! Un peu plus solidaire avec les mal lotis. »


Albert est assis à la table, tournant le dos à la porte et à l’œilleton. Il n’a pas le choix. Tous les meubles sont fixés au mur ou au sol. Ou il est couché, face à la porte, ou il est assis à la table, dos à l’œil espion.
Il vient de terminer une lettre aux enfants. Avec une nouvelle histoire. « Les Jumeaux des Pinèdes se rebiffent ». Il essaye d’insuffler à sa progéniture à la fois l’acceptation du sort qui lui est, qui leur est réservé, et la conviction qu’il est normal et humain de se révolter face aux injustices. Respecter la loi tout en condamnant ses dérives. Il marche sur des œufs, là. Mais il n’est pas mécontent du résultat.


« Cigalon, Cigala,
Si méchant tu as été, là ou là
Ne dis pas que tu ne savais pas,
Cigala, Cigalon,
Du mal que tu as fait sans raison,
Toi aussi tu souffriras jusqu’au pardon ! »…


Et,

« Cigalon, Cigala,
Si injuste, ton injustice est prouvée, là
Ne dis pas que tu ne voulais pas,
Cigala, Cigalon,
Vite, vite, demande pardon,
Ou toutes nos foudres nous t’enverrons ! »


L’intrigue a été plutôt laborieuse à élaborer. Il ne fallait surtout pas faire un parallèle évident avec l’affaire en cours. Il pense avoir trouvé le bon équilibre.

Maintenant, encore une fois, il passe en revue tous les événements de cette effroyable journée. Ce n’est pas possible. Il doit bien y avoir une explication quelque part ! Quelque chose lui échappe ! Il reste persuadé qu’il devrait pouvoir trouver, seul, l’explication. Ici, enfermé dans cette cellule de moins de neuf mètres carrés.
Réfléchir… Il doit vider son esprit pour mieux réfléchir… Mais il bute toujours sur les mêmes murs.
Suzy était chez elle. Alors qu’elle avait dit à Nico qu’elle comptait sortir ce jour là. Elle a donc reçu de façon impromptue quelqu’un qu’elle connaissait d’une manière ou d’une autre. Maître Serino lui a parlé de son visage qui exprimait la surprise. Qui pouvait-elle recevoir ? Aucun de leurs familiers n’était dans les parages. Nicolas à Nantes, Olivier à son travail, Aline à son stage d’orchestre, Thomas au centre de loisirs, Dominique à Mimizan, Jean-Yves dans un TGV.
Et ce cancer… Ce putain de cancer ! Personne n’était encore au courant. Et Suzy ? Pourquoi Suzy qui n’était que générosité ? Pourquoi cette haine ? Car il en est sûr. Il y a de la haine dans cet acte. Une haine effroyable !
Las de buter continuellement sur des obstacles, son esprit essaye de prendre une autre direction. Et lui, Al, qu’a-t-il fait exactement cette après-midi là ? Il n’y a donc personne qui puisse témoigner qu’il était bien à Paris ? Sur les Champs puis dans ses bureaux ? Personne, il n’avait vu personne !
Pour la énième fois il repense à cet ex, rencontré quelques instants quand il sortait du Georges V. Si au moins il avait ses coordonnées ! Mais il avait viré tous les numéros de portables de ses rencontres occasionnelles lorsque la relation avec Dominique s’était installée dans la durée. Il n’est même plus certain du prénom de ce mec. Christian ? Jean-Christophe ? non, celui-là il ne l’avait jamais revu à son grand regret… Benoît ? Non, c’était un mou… Patrick ? Oui peut-être bien Patrick… Mais comment le retrouver ? Et obtenir qu’il témoigne ? Ah !… S’il avait accepté les galipettes ! S’il l’avait suivi au Sun, comme le gars le lui proposait, pour jouer quelques instants dans une cabine du sauna ! Là, il y en aurait eu des témoins !
Non, il ne regrette rien. Dominique… Dominique ! Combien il lui manque ! Ses doigts cherchent inconsciemment la douceur d’une peau, le frémissement sensuel d’un muscle. Instinctivement, sa main gauche effleure sous la chemise les rondeurs de son épaule droite. Là où un coin glabre de sa peau lui évoque un peu, un tout petit peu, le satiné du corps de celui qu’il aime. Celui qu’il aime ! Il a envie de le crier à la cantonade. Dominique ! Je t’aime ! Je t’aime !
Epuisé, brutalement et douloureusement brisé de partout, Al se laisse tomber sur la banquette. Il n’a même pas le courage de se mettre en pyjama. Son esprit vagabondant entre d’improbables hypothèses, il s’endort. D’un coup.


Un drôle de bruit le réveille. Il s’est endormi avec la lumière. Il regarde sa montre, ce n’est pas encore l’heure du couvre-feu. Ce bruit étrange… On dirait une souris qui grignote ? Une souris ? Non, pas ici ! Quelqu’un gratte la paroi. Il se retourne. Et voit la mince tige, une sorte de paille, qui entre et sort du mur. Son voisin de cellule lui fait signe par le trou de la cloison.
Ce sont des orifices bien nets, bien réguliers, d’un peu moins de deux centimètres de diamètre réservés dans les lourdes plaques de béton armé pendant leur fabrication. Lors de la construction de l’édifice, ils permettaient d’y glisser de solides barres d’acier afin que la grue soulève les énormes murs préfabriqués et ainsi les mette en place. Pendant la finition ils ont bien entendu été bouchés, mais les détenus n’ont pas tardé à repérer ces fragilités qu’ils se sont empressés de rouvrir. Au début, l’administration a essayé de l’empêcher, en multipliant les sanctions. Mais les « holes » étaient sans cesse repercés. La direction a abandonné la lutte. A moins qu’elle ne se soit rendu compte qu’il y avait plus d’avantages que d’inconvénients à permettre un minimum de communication entre voisins de cellules. Que pouvaient-ils se passer par un si petit orifice ? Des cigarettes, des bombons, des timbres, une petite note écrite… Un regard, quelques paroles, l’un des prisonniers ayant l’oreille collée au mur et l’autre soufflant ses confidences dans le long tuyau. En contrepartie, la tension était moindre.
Albert attrape la paille et approche son œil. Son voisin colle sa bouche à l’ouverture, et Al se met donc en position d’écouter. Un étonnant dialogue s’engage :

- Salut. Tu fais quoi, là ? Tu lis ?
- Non. Rien. Je dormais…
- Faut pas. Sinon tu vas te réveiller dans la nuit, et là, seul, c’est l’horreur…
- Je dors bien, t’inquiète ! Et toi, tu fais quoi ?
- Devine… Je me paluche…


Al est surpris. Il ressent un profond malaise. Tout son être crie « Danger ! Danger ! ». Il voit bien qui est son voisin. Un rebeu de la trentaine, grand, puissamment musclé, au visage dur et sombre. Le plus souvent, il tourne en promenade avec ceux qui dans les premiers jours lui ont cherché des noises. C’est vrai. Celui-ci n’a jamais eu le moindre geste déplacé. Mais il est paraît-il très violent. C’est pour cela qu’il est seul en cellule. Albert répond donc sur un ton pour le moins réservé :

- C’est humain… Si ça te fait du bien !
- Tu veux voir ?

Le silence qui suit laisse à penser qu’il n’a pas attendu la réponse. Al plaque son œil à l’orifice, et dans l’étroit champ de vision il peut observer son voisin qui s’est éloigné de la cloison pour être vu, et qui, appuyé à l’autre mur, le short baissé, d’une main soulève son tee-shirt et de l’autre baisse au maximum une tige fièrement dressée qui, lorsqu’il la lâche vient violemment se plaquer sur des abdominaux impressionnants… Al le voit revenir vers lui, et tend son oreille.

- Ça te plait ?
- Tu es plutôt beau mec…
- Ça te plaît ou non ?
- Ce n’est pas désagréable à regarder…
- Tu veux me voir cracher ?


Nouveau silence. Albert se remet en position d’observation, presque malgré lui. Contre sa volonté également cette violente érection qui l’oblige à se mettre plus à l’aise ! Le garçon a repris sa position appuyé à l’autre mur. Il a relevé son tee-shirt par-dessus sa tête, le short doit être aux chevilles. Sa main gauche caresse ses pectoraux et ses abdominaux pendant que la droite astique lentement la tige à son comble. De temps en temps il lâche le braquemart frémissant et sa main remonte vers la tête. Al ne voit pas le haut, mais il comprend que le gars crache dans sa paume. Le mouvement tournant qu’il produit ensuite sur son gland ne laisse pas de doute ! Sensuellement, le mec fait durer. Sans doute amoureux de son corps. Sans aucun doute exhibitionniste. Peut-être avec des sentiments troubles : il sait parfaitement que son voisin spectateur aime les hommes. Et pourtant, Al n’a aucun doute. S’il rencontrait ce garçon dans le « civil », et s’il se risquait au moindre geste déplacé, il se retrouverait immédiatement avec une tête au carré !
Malgré ses 1 mètres 85, il ne ferait pas le poids.
Mais jusqu’où peut conduire la privation de toute activité sexuelle ? Albert se souvient de cet ancien détenu de longue durée, qu’il avait rencontré lors d’une conférence sur les libertés individuelles. Au sujet de son expérience d’incarcération, il avait écrit un livre, « La guillotine du sexe ». Jacques Lesage… Oui c’est ça ! Très exactement, Jacques Lesage de la Haye.
Prise de risque pour prise de risque, Al ne perd pas une miette du spectacle, l’oreille tendue pour repérer les pas du gardien qui pourrait s’approcher de l’œilleton.
Le moindre des muscles du garçon est violemment bandé. Par moment, sa respiration se bloque, son estomac se creuse, faisant ressortir encore plus une plaquette de chocolat insupportablement excitante. Soudain, il abandonne le massage de son téton droit, il plaque ses deux mains sur son membre congestionnée, le place en position presque qu’horizontale, comme s’il visait avec une arme le trou dans la cloison. Quelques mouvements de plus en plus lents, quelques saccades incontrôlées du bassin, et Al voit jaillir violemment plusieurs jets d’une semence qui traversent presque la pièce.
Sans même reprendre son souffle, le garçon se précipite vers le trou de communication.

- Alors ? Tu as joui toi aussi ?
- Désolé, non… Tu es très excitant, mais ça, je le réserve pour quand je pense à mon ami. Pardonne-moi !
- C’est toi qui vois… Moi, ça m’a super excité ! Plus que quand je me paluche tout seul !
- … …
- Hé !!
- Quoi ?
- Je suis pote avec le détenu qui distribue la bouffe. Il m’a dit les menus !
- Et alors ?
- Demain soir, il y a des raviolis !
- Ah ? Tu aimes ça ?
- Putain, tu connais rien ! Les raviolis, c’est sensas pour prendre son pied !
- Quoi ??
- Ben, tu remplis un gant de toilette avec les raviolis, tu attends qu’ils soient tièdes, et tu rentres ta queue dans le gant pour te branler ! C’est trop !
- Quoi ?? Tu te fous de moi !
- Putain non ! Tous les détenus savent ça ! Ça fait exactement comme une chtouille de meuf ! Les mêmes sensations ! Putain c’est super… Vivement demain !


Albert reste sans voix. A ce point. Descendre à ce point ! Ignoble prison ! Une boule gonfle dans sa poitrine. Il a envie de vomir. Il a totalement débandé. Ce n’est pas ce soir qu’il pourra fantasmer sur son amoureux ! Bordel infâme. Monde dit civilisé. Donneurs de leçons de morale. Laquelle ? Justice. Quelle justice ?
Brusquement la musique d’ambiance cesse. C’est l’heure de l’extinction des lumières. Albert enfile rapidement son pyjama, et se couche en chien de fusil, appelant désespérément le sommeil. Des raviolis… Putain de merde… Demain soir il ne pourra pas manger.



Son repas bâclé en quelques minutes, Albert s’est ré allongé sur ce qui lui sert de lit. Il feuillette un livre. De la science fiction. C’est tout ce qu’il a réussit à trouver, qu’il n’avait pas encore lu, dans la malheureuse pile proposée par le bibliothécaire sur un chariot semblable à ceux de la cantine. Albert n’a pas vraiment le cœur à lire. Avant la promenade du matin, il a trouvé le temps d’écrire à Dominique, par la voie officielle. Une lettre qu’il voulait intense, mais qu’il n’a pu rédiger qu’en toute retenue. Il y a tellement de gens qui vont la lire, avant son amant ! Il aurait voulu parler de l’expérience surprenante de la veille au soir. Hors de question. Bien sûr. Tout au plus, en évoquant des « discussions », y a-t-il fait une courte allusion : « Je découvre chaque jour combien ici la sexualité est ramenée dans le plus sordide. Dans le plus triste. Désolation effroyable de ce que je peux appeler de la misère sexuelle ! » . Très vite cependant, il a redressé la barre, et fait vibrer les violons en pensant à la juge en train de lire. « Mais ce n’est pas de sexe dont je veux te parler. J’ai soif de toi, de ta tendresse, de ta douceur, de tes attentions. Je voudrais sentir ta tête, là, au creux de mon épaule, à sa place, tendrement abandonnée pendant que nous lisons tous les deux dans notre canapé. Interrompre de temps en temps ma lecture pour poser mes lèvres sur ton front et sentir ton abandon confiant et complice. Ou je voudrais préparer de petits plats et faire une jolie table pour que, chaque soir comme un jour de fête, nous puissions dîner en tête à tête en échangeant les nouvelles de la journée, en nous racontant la dernière de Nadège ou des jumeaux. Je voudrais… Mais cela n’est plus, ne sera plus… Je suis devenu un paria, qui doit supplier pour obtenir le droit de se doucher ou un tout petit peu de cire pour pouvoir conserver propre ces quelques mètres carrés qu’il piétine à longueur de journée ! Je divague. Je voudrais te parler d’Amour, et je ne dis que ma désespérance. C’est aussi ça, la prison ! »
Il a pu donner les deux lettres à temps, celle-ci et celle pour les enfants. Elles devraient être sur le bureau de la juge avant le soir.

Il est surpris par la porte qui s’ouvre. D’habitude, lorsqu’on vient le chercher pour le parloir avocat ou pour descendre à l’administration, il est prévenu un peu avant par interphone : « Bergonses, parloir avocat, préparez-vous ! ». Ils n’ont pas que ça à faire, de l’attendre, ces messieurs !
Un petit bonhomme tout timide, en uniforme de gardien, entre dans la cellule, et congédie le collègue qui lui a ouvert la porte en murmurant « vas-y, ferme, je te ferai signe par l’interphone dans un moment… »
Bergonses s’est assis sur le lit et regarde l’intrus avec un air surpris et méfiant.

- Oui ?... …
- Bonjour… Excusez-moi de vous déranger… Je voulais vous rencontrer, et vous dire que… …
- Mais qui êtes vous ?
- Oh… Excusez-moi… Mon prénom est Alain, et je suis affecté à la surveillance du courrier de ce bâtiment… J’ai lu vos lettres ce matin… C’est mon boulot, excusez-moi…
- Et vous rendez visite aux détenus, comme ça, pour tailler un petit bout de gras avec eux au sujet de leur correspondance ? Ou l’administration vous envoie, lorsque vous signalez que l’auteur a un petit coup de déprime ??
- Oh… Non… Non… L’administration ne sait rien ! Surtout pas ! Le gardien est un copain de ma promo à l’école. Il aurait des ennuis si son chef savait !

Albert ne comprend rien. Il regarde le malheureux qui piétine, les jambes serrées, tordant ses genoux comme un bachelier devant un jury d’examen. De temps en temps, le jeune gardien qui est resté appuyé à la porte, allume brièvement la radio… Ah… Oui… Pour vérifier qu’ils ne sont pas sur écoute. La diffusion de la radio cesse, lorsque le système est en position interphone.
Ce garçon lui fait pitié. Il n’est pas beau. Pas laid. Quelconque. Ordinaire, et cela n’a rien de péjoratif, non. Triste et sans saveur. Quand même ! Il lui a fallu une sacrée dose de volonté, ou d’inconscience, pour demander ce service à son collègue, pour venir se glisser dans une aile où il n’est pas en service, pour finir entrer dans la cellule d’un inconnu… Poursuivi quand même pour meurtre ! La témérité des gens le surprendra toujours. Qu’espère ce pauvre garçon ? Al abandonne son air bougon, plaque un large sourire sur son visage, remonte la jambe droite sur le lit, il noue ses mains autour de son genou.

- Je vous écoute ?
- Rien… Rien… Je voulais juste vous dire que j’avais lu vos lettres, et que j’avais été très bouleversé. Ça se voit que vous êtes innocent ! C’est évident ! Mais bien sûr, moi, je ne suis pas la juge !
- En effet… Je crains fort que vous ne puissiez pas grand-chose pour moi ! Mais dites-moi… Est-ce l’innocent accusé à tord que vous vouliez réconforter, ou l’homosexuel assumé que vous vouliez voir de près ?

Le malheureux garçon devient brutalement écarlate. Sa jeunesse apparaît brusquement évidente. En oubliant l’uniforme, il a quoi ? Vingt-six, vingt-sept ans ? Un gamin. Bien sûr qu’il doit être gay lui aussi. Et il doit avoir du mal à l’assumer dans le milieu professionnel qu’il a choisi. Pauvre môme ! Al s’empresse de banaliser sa vacherie passablement injuste. Ce garçon a quand même fait preuve d’un sacré courage !

- Pardonnez ma mauvaise plaisanterie. Mais vous devez bien savoir qu’en prison, on devient tous plus ou moins méchant ! Non, en vrai, je suis très sensible à votre démarche, et ça me fait du bien de savoir qu’au moins, la lecture de la lettre à l’homme que j’aime n’a pas été accompagnée de plaisanteries graveleuses… Merci.
- Oh… J’essaye de me montrer le plus discret possible en faisant ce travail. Nous devons regarder s’il n’y a pas des objets illicites dans les enveloppes, et si ce qui est dit est conforme aux règlements… Mais je respecte toujours les écrits qui me passent entre les mains. Là, ce matin, c’est vrai que votre courrier m’a beaucoup touché. Même l’histoire pour vos enfants… Et j’ai pris le temps de le relire avant de l’envoyer à la juge. Et je voulais vous le dire… Voila…
- Cela prouve de votre part une grande honnêteté. Et beaucoup de gentillesse… Malheureusement, nous sommes chacun d’un côté d’une frontière qui ne permet pas beaucoup les rapprochements… Sympathiques !
- Vous n’en parlerez pas, n’est-ce pas ? Surtout dans une lettre ! Je ne suis pas toujours de service, et je pourrais avoir de gros ennuis.
- Ne vous inquiétez pas. Et repassez quand vous voulez !


Le malheureux gardien timide a appuyé depuis quelques minutes déjà sur l’interphone. Son collègue lui ouvre et il se glisse dans le couloir. Sans doute sacrément soulagé. Et probablement les jambes tremblantes.
« La prison. Quelle merde. Ici tout est dénaturé. Il ne peut pas y avoir de sentiment anodin. Je crois même qu’il ne peut pas y avoir de sentiment du tout ! A part de la haine. A la rigueur. Et encore ! »
Ce jeune homme, Al ne l’aurait sans doute jamais rencontré, et le brave garçon n’aurait sans doute jamais osé lui parler ailleurs qu’ici. Il souffre en silence, sans espoir d’aucune aide. Toujours sur la défensive, avec la peur d’être découvert.
« La société se modernise et devient plus tolérante » ! Tu parles. Pour ceux, encore une fois, qui en ont les moyens. En liberté et en indépendance. Psychiquement. Moralement. Et aussi, bien sûr, financièrement.

La prison. Après cette entrevue, les premières images ressurgissent brutalement. Al frissonne. Les trois inspecteurs qui l’ont conduit ici n’ont pas jugé utile de lui passer les menottes. Ils veulent par là lui manifester encore un peu de considération. A l’étroit dans la petite Clio, le voyage se passe en silence. A l’approche de Fleury, Bergonses ne peut s’empêcher de soupirer :

- Quand même… C’est dingue… Une seule personne a ainsi le droit de priver une autre de liberté, seulement sur des présomptions, sans aucune preuve tangible... C’est dingue…

Le capitaine, qui est à l’avant côté passager se retourne vers lui.

- Vous savez, nous, nous ne faisons qu’exécuter les ordres. Nous procédons aux investigations qui nous sont demandées, et nous conduisons à Fleury, quand on nous le demande.
- Bien sûr, bien sûr…
- … …
- Et chaque fois vous vous déplacez avec une voiture et trois policiers pour procéder à l’incarcération ?
- Non ! Non ! Absolument pas ! La juge Filipoint n’a pas voulu que vous fassiez le trajet dans le fourgon avec les autres prévenus de la journée. Et elle a préféré attendre que l’accueil de la prison soit plus calme… Vous pouvez apprécier… Preuve de respect !


Apprécier ! Preuve de respect ! Tu parles ! Ça lui fait une belle jambe à Bergonses, le respect de la juge qui l’a envoyé sans hésiter derrière les barreaux ! Apparemment insensible à tout argument humain ! Insensible à son deuil ! A la situation de ses enfants !
L’accueil plus calme ! Albert ne peut retenir des frissons. L’expérience de l’entrée a été effroyable. Totalement avilissante. Le séjour long, interminable, dans une cage à barreaux, avec une étroite banquette en béton pour tout mobilier. Assis sur ce banc, il pouvait toucher avec ses pieds les trois autres grilles qui délimitaient son espace vital… Et il n’a pas à se plaindre lui a-t-on dit. Parfois, les détenus sont deux dans ces geôles d’un autre âge, pourtant installées dans une prison qui se veut soi-disant ultramoderne !
Vider ses poches, signer la liste détaillée de leur contenu et du contenu de son portefeuille… La photo de Suzy décrite comme une « photo d’une jeune femme brune qui rit en direction de la caméra »… Et puis se déshabiller, se mettre à poil devant plusieurs personnes en uniforme, totalement indifférentes et administratives. Cela ne suffisait pas. Ouvrir la bouche. Laisser un doigt ganté venir fouiller sous la langue et entre les lèvres et les gencives. Ecarter les jambes, se pencher et tousser. Pas à se plaindre. Autrefois l’intimité était également fouillée avec un doigt. Le motif de l’incarcération ? Veux pas savoir !
Qu’il s’agisse d’une personne respectable (et présumée innocente, selon la loi !) Veux pas savoir !!
Malfrat ? Terroriste ? Petit loubard de banlieue ? Caïd de la drogue ? Assassin récidiviste ? Vulgaire « pointeur » ? Délinquant en col blanc ? Veux pas savoir !!!
Ils ont ordre de traquer la lame de rasoir cachée, la dose de dope, la carte Sim, et tous les autres objets illicites… Ils font leur boulot ! Ils n’ont rien à se reprocher ! Ce ne sont pas eux qui donnent les ordres.

Qu’importe que l’individu soit dévalorisé à ses propres yeux, voire détruit, anéanti. Il n’avait qu’à pas être là. C’est bien connu. On n’est jamais tout à fait innocent lorsqu’on franchit les portes d’une prison. On n’est plus innocent. On ne peut plus l’être.

mardi 10 février 2009

Chap XVI Nouveau témoin






16







Le lieutenant Lamaison, en fait, se serait bien passé d’être étroitement associé à cette enquête. Bien sûr, ce n’est pas tous les jours qu’une telle affaire se présente dans un petit commissariat de banlieue. Bien sûr, il a soif d’apprendre et d’enrichir son expérience professionnelle. Bien sûr, il n’y a pas beaucoup de travail dans ces derniers jours de l’été. Et le patron ne tient pas à l’avoir dans ses pattes au bureau. Bien sûr. Il sait tout cela. Et aussi sans doute que le vieux veut tout savoir sur cette affaire. D’un côté, il affirme une totale confiance dans le professionnalisme du capitaine, de l’autre, avoir un homme à lui au cœur de l’équipe d’enquêteurs, ce n’est pas plus mal. Lamaison est parfaitement conscient de ces non-dits. Et il doit naviguer entre les écueils. Avoir une rigueur professionnelle sans faille vis-à-vis de son chef direct, et donner un minimum à manger et à boire au grand patron.
Bah ! Finalement il a une chance que beaucoup de ses collègues n’auraient pas dans une semblable situation : les deux pourraient se bouffer le nez, et lui tondre, à lui, la laine sur le dos. Ce n’est pas le cas. N’empêche. Lorsque Jason a demandé à Henri de l’intégrer, lui, le petit inspecteur, dans son équipe, sous le prétexte de mettre en œuvre tous les moyens possibles, il a blêmi. Il l’espère, à l’intérieur de lui-même seulement. Il a fait tout son possible pour montrer tout l’allant et tout l’enthousiasme qui convenait à un jeune inspecteur aux dents longues. Mais…

Il a eu suffisamment de distance vis-à-vis de lui-même pour ne pas être ému par l’excitation quelque peu morbide qui l’a emporté dans les premières heures de l’enquête. Il se sait capable de faire la part des choses : l’empathie naturelle et profondément sincère qu’il éprouve vis-à-vis des victimes, et l’exacerbation de ses instincts de chasseur. Il peut même avouer qu’au tout début il s’est laissé emporter par une violente envie d’en découdre et d’être associé à la traque de l’ignoble assassin qui avait pu perpétrer un tel crime. La sympathie irréfléchie qu’il a éprouvée dans le même temps pour le compagnon de la victime n’a fait que décupler son envie de foncer tête baissée dans l’enquête.
Mais très vite, il y a eu la découverte du journal intime du mari. Immédiatement suivi d’une inquiétude sourde qui l’a envahi lorsqu’il a découvert à sa lecture que cet ignoble crime avait pour cadre un environnement, des mœurs, qui ne parlent que trop au plus profond de sa personnalité. Qui bousculent des secrets et des mystères qu’il veille, depuis des années, à tenir enfouis et cachés.

Dès les prémices de son adolescence, il s’est intensément investi dans le sport, s’acharnant à bâtir un corps puissamment musculeux et viril qui, pensait-il, serait le meilleur rempart face au regard des autres. Et il a réussi. Sa prestance ne prête à aucune équivoque. C’est vital. Il a la conviction profonde qu’il mourrait, foudroyé sur place, si quiconque dans ses relations avait le moindre soupçon sur sa part de féminité.
Il a embrassé la carrière policière pour parfaire cette image virile. Ainsi, pensait-il avoir constitué la meilleure des carapaces.
Pour se protéger tout autant des autres que de lui-même.
Très jeune, dès qu’il a pu se regarder avec un minimum de lucidité, il a comprit que, s’il ne lâchait pas parfois un peu la pression, la marmite ne tarderait pas à exploser. Il avait de plus en plus de mal à contrôler les élans de son cœur et de son corps vers certains de ses compagnons d’école ou de voisinage. Internet l’a provisoirement sauvé. Masqué sous un pseudo et un personnage virtuel, il a pu partir en chasse sans risque. En protégeant farouchement son anonymat. Pendant de nombreux mois il s’est ainsi contenté de virtuel, apaisant d’une main farouche les pulsions que décuplaient avec l’art d’une expérience consommée, ses interlocuteurs choisis pour leur plastique de rêve. Seulement, un jour, il a découvert que ses emportements reposaient sur du vent. Fortuitement, il a retrouvé les photos que son correspondant du moment s’attribuait, sur un site de stars du porno ! La déception a précipité le passage à l’acte.
Brutalement, il a voulu du vrai, peut-être moins beau mais réel. Quelques jours à peine après sa majorité, il accepte de rencontrer un correspondant qui s’avère, –il s’est heureusement bien préparé à cette éventualité-, nettement plus âgé que ce qu’il a annoncé. Son dépucelage est pourtant un éblouissement. L’initiateur se montre tendre et attentionné, le conduisant sur le chemin des fantasmes qu’il n’a jamais osé verbaliser, jusqu’à une explosion qu’il croit un instant intarissable. Il vient, de lui-même, de se donner totalement à un homme. Ce n’est que la première de nombreuses, nombreuses autres fois.
En province, il vit avec la terreur permanente de se trahir. Dès qu’il le peut il fait l’acquisition d’un véhicule, et n’accepte de rencontres que largement au-delà du territoire de sa Région. C’est lourd, fastidieux et coûteux. Sa nomination en Région Parisienne lui apparait comme un signe du destin : quel meilleur anonymat que de se fondre dans la foule d’une mégapole ? Il fuit comme la peste les lieux branchés du ghetto qu’il sait discrètement surveillés par les services de police. Il cherche la complicité des lieux sombres où une foule, souvent nombreuse, protège au mieux son anonymat. Ainsi, il est très vite devenu un habitué des saunas parisiens. Sa plastique enviable facilite les rencontres. Il ne s’attarde jamais dans ces établissements, et après une jouissance aussi intense qu’impersonnelle, il se retire vite dans son coin de banlieue où il reprend le masque du jeune policier vertueux. Et célibataire.

Que lui a-t-il pris ce dimanche matin là ? Pourquoi et comment, à quelques encablures de son bureau a-t-il osé provoquer la rencontre avec ce jeune joggeur ? Contrairement à tous les principes et en faisant fi des précautions qu’il s’impose depuis des mois ? La beauté extatique du garçon, son corps magnifié par l’effort, son regard absent à l’écoute de ce que diffusait en permanence son MP3, ne suffit pas à expliquer son comportement à lui, hors vraisemblance. Enfin, si, peut-être.
Depuis toujours, il a appris à gérer le regard concupiscent que lui portent certains hommes. Il sait lire le désir dans les yeux à des dizaines de mètres de distance. Il sait le gérer, faire celui qui ne comprend pas, ou d’un regard d’acier couper toute velléité d’approche lorsque l’individu semble trop entreprenant. Mais là… Ce garçon aimait les garçons. Il en a été certain dès le premier regard. L’instinct. Et le type ne le regardait même pas. Ne le voyait même pas. Ce sentiment de négation a été insupportable !

Lorsqu’il a lu sa propre histoire, noir sur blanc, dans le journal de ce mec, son cœur s’est arrêté de battre. Il s’est cru perdu. Sa vie était foutue. Il lui a fallu plus d’une heure pour recommencer à respirer normalement. Une heure encore pour définir la stratégie à mettre en place. Ce qu’il allait devoir dire et ne pas dire à ses supérieurs au sujet de ce texte. Une heure encore pour relativiser l’incident. Il n’y avait aucune raison que l’affaire s’ébruite, et le sieur Dominique, puisqu’il s’appelle ainsi, en cas de rencontre, ne ferait probablement pas le rapprochement entre le flic en costume rigoureux et le joggeur en flottant, avec un bandeau anti sueur sur le front. Leur rencontre avait été somme toute très brève. Son regard ne devait pas le trahir. C’est tout. Et dans l’immédiat, ce n’est que l’ex compagne du jeune Vanneau que ses collègues et lui doivent auditionner.

La commission rogatoire délivrée par la juge leur permet de venir entendre le témoin en dehors de leur circonscription. Jason et le capitaine ont voulu une « prise de température » dans le contexte naturel de la personne. Généralement, on en tire plus d’informations que par une simple convocation dans les locaux. Déjà, le quartier dont ils approchent à grand peine peut leur donner une première idée. Ils ont remonté péniblement le Boulevard Magenta, rendu presque impraticable par les nouveaux couloirs de bus. Les embouteillages sont devenus permanents maintenant sur ce trajet. Ils ont espéré un moment retrouver un peu plus de fluidité après s’être engagés sur le Boulevard Rochechouart. Hélas. Ils commencent à se demander s’ils parviendront à atteindre la Place Blanche sans sortir leur gyrophare. Ils avancent au pas. En débitant les sornettes, âneries et autres fadaises habituelles pour trois jeunes coincés dans les transports et qui doivent tuer le temps. Après avoir passé en revue tous les petits défauts et vices de Jason et Henri, après s’être joyeusement étripés au sujet du dernier match de foot OM – PSG, après avoir virtuellement déshabillé la fliquette nouvelle venue, plus gironde qu’expérimentée, et qui n’aurait pas besoin de se mettre à genoux pour leur demander qu’ils veuillent bien daigner lui expliquer les subtilités de ce commissariat…
Quoique…
Waarff, waarff !
Bref, après bon nombre de conneries, vulgarités, syllogismes douteux, affirmations gratuites et serments fallacieux, ils sont un peu secs, là, et ils se taisent.
« Bridou », l’inspecteur qui conduit, proche collaborateur du capitaine, a hérité de ce subtil surnom en raison de son nom. Il remet l’objet de leur déplacement sur le devant des conversations.

- Piiitain, quel quartier ! On va encore tomber sur quoi, là ?
- Sur quoi veux-tu que l’on tombe ? Une femme à entendre comme témoin, voilà tout… (Lamaison, sentant venir le vent, essaye de faire tomber la remarque à plat.)
- Une femme, oui, peut-être… Mais quel genre de femme ? Regarde un peu la clientèle de ce quartier ! Des blacks, des blackes, des blacks, quelques bougnouls entre, des saris, des burnous, des chéchias, des voiles…. Piitain ! On se croirait à l’étranger !
- … … …
- Et on n’est pas encore à proximité de la Place Blanche ! Là ça va être les putains, les travelos, les pédés !
- Et quelques touristes aussi.


Bridou éclate de rire :

- Ouais… Ceux qui cherchent de l’exotisme, probablement ! Et les sex shops !
- Attends… Il y a quand même quelques parisiens qui habitent ces quartiers… Non ?
- Possible. Possible. Mais compte-tenu du dossier merdique que l’on est en train d’instruire, je douterais fort que l’on rencontre une militante bleu-blanc-rouge !
- Vanneaux est un type sain et normal. Il n’y a pas de raison que son ex compagne soit une tarée.
- Sauf qu’elle l’a plaqué pour un micheton, il me semble, non ?
- … …
- Piiitain, qu’est-ce qu’il t’a fait le mec Vanneaux ? Tu l’as sacrément à la bonne dis-donc… Hé ! Si tu continues comme ça, je ne vais plus oser te tourner le dos ! Toujours de face que je vais rester ! Waarf, waarf…
- Arrête Bridou ! Arrête ! Tu vas finir par te prendre une mandale, quelque chose de bien !

Lamaison est devenu écarlate, les muscles de sa mâchoire se durcissent, ses poings se serrent. Il a été pris au dépourvu par les plaisanteries graveleuses. Il appréhende ce genre de situation. Il a jusque là toujours réussi à éviter d’hurler avec les loups lorsque les délires homophobes de ses collègues se déchaînent. Mais il n’accepte pas la moindre plaisanterie à son propos. Il ne peut pas. Il sait bien qu’il a tord, que dans un sens, il prête ainsi le flan au doute. Mais il ne peut pas.

- Piitain, Lamaison, arrête de monter sur tes grands chevaux ! Il va falloir que tu apprennes à rire si tu veux continuer à travailler avec nous !
- … …
- Et puis, avec ta petite gueule de playboy, il va falloir que tu t’habitues à ce type de vannes… T’as pas fini, crois-moi !
- Excuses, Bridou… Excuse… Je suis à cran je crois. Et dans cette putain d’histoire, c’est pas facile de retrouver ses petits. Être à l’écoute et objectif, tout en gardant bien à l’esprit ce que sont la plupart des protagonistes…
- Mon gars, je ne suis pas un vieux de la vieille comme le capitaine et Jason, mais je peux t’affirmer que quand on prend en charge un dossier, ça sent rarement la rose… Surtout dans le beau monde. Dès que tu remues un peu, faut le dire : ça sent la merde. Et parfois, pas qu’un peu !
- Ouais, Ok… Je sais bien… Mais dans ce dossier, c’est le meurtrier qui est immonde surtout. Et c’est bien lui qu’on cherche, non ?


Finalement, tout en parlant ils sont arrivés à la Place Blanche. En fait, l’entrée de l’immeuble est au tout début de la rue Fontaine. Un bel immeuble haussmannien, qui fait nettement plus « bourge » que « quart-monde »… Tous trois en sont tout intimidés. Porte close, digicode. A travers les vitres et la grille, ils aperçoivent un vaste hall avec d’imposantes plantes luxuriantes…

- C’est quoi encore cette connerie ? souffle Bridou quelque peu déboussolé.




Annie Lasvalès semblait les attendre. Elle les fait entrer dans le salon d’un appartement spacieux, meublé avec goût, sans ostentation, sans véritable luxe. Un grand et bel appartement, avec des meubles simples mais massifs, admirablement entretenus. Un appartement qui fait penser à une famille qui a été aisée, et qui maintenant se contente d’un train de vie plus modeste.
Sans rien leur demander elle a apporté des rafraîchissements, et une assiette de petits fours secs. Assise face aux trois hommes, eux-mêmes assis sur les bords de leurs fesses et du canapé, elle attend en souriant.

- Je vous écoute ?


Bridou, le plus âgé, responsable de la mission, a du mal à appréhender la situation. Il avait tout imaginé. Tout sauf ça. Etre reçu comme pour une visite de courtoisie par une femme d’une classe éblouissante, belle à s’en évanouir… Il tente un dérivatif :

- Avant d’aborder l’objet de notre visite, me permettez-vous de vous poser une question plus… personnelle ?
- Je vous en prie, allez-y ?
- Dans une affectation précédente, j’avais pour collègue un jeune inspecteur sorti de l’école dans la promotion « Lasvalès ». Il y a un lien avec votre famille ?
- Oui, bien sûr. Antoine Lasvalès était mon père. Il était commissaire dans le 11°, et il est mort en service commandé, en essayant de protéger des otages qui s’échappaient d’une banque victime d’un casse. C’était il y a douze ans. C’est loin, mais vous en avez sans doute entendu parler ?
- Effectivement… J’étais dans mon premier poste… Je suis désolé d’avoir réveillé de si tristes souvenirs.
- Ce ne sont pas des souvenirs tristes. Je suis fière de mon père. Il était courageux et surtout intransigeant sur les principes. Quitte à mettre sa propre vie en jeu. J’espère me montrer digne de lui un jour.


Lamaison a été lui aussi mis mal à l’aise par cet accueil. Au risque de gêner Bridou, il se risque à poser une question :

- Veuillez m’excuser, madame… Mais vous nous attendiez ?
- Depuis plusieurs jours, tous les journaux de la capitale parlent de ce drame survenu en banlieue. Dans lequel mon ex compagnon se trouve, bien malgré lui impliqué. Il ne fallait pas être devin pour envisager que je reçoive très prochainement de la visite. J’ai juste mis quelques boissons au frais… Rien de plus.
- Mais nous aurions pu vous convoquer dans nos locaux ?
- Allons, lieutenant ! J’ai pas mal connu la Maison. Et je pensais bien que vous préfèreriez rencontrer un témoin dans son propre environnement ! Histoire de…


L’audition reprend son cours, davantage sur le ton d’une conversation de salon que de celui d’un interrogatoire. L’hôtesse, grande, élancée, au corps souple et félin, aux cheveux très courts à la garçonne, a paré ses oreilles de grands anneaux cliquetants. Elle est revêtue d’une robe ample, aux manches bouffantes, aux couleurs chamarrées. Mais translucide, le moindre de ses mouvements évoque des formes… Des formes… Cette tenue, c’est… Pour les recevoir ? C’est sa tenue habituelle ?
A un moment, Bridou veut mettre les pieds dans le plat et fait allusion à sa rupture avec son ex pour un « homme plus âgé mais aussi plus fortuné ». Annie Lasvalès éclate d’un rire franc qu’elle semble avoir du mal à maîtriser…

- Mais qui vous a dit ça ? Qui ? Pas Nicolas quand même ! Cela figure au dossier ? Oh, non… Ce serait trop drôle !
- … …
- Désolé, messieurs, vraiment désolé, mais ce n’est pas la cupidité qui a provoqué notre rupture. J’ai suffisamment de biens pour ne pas tomber dans ces bassesses. Non, et puisque vous voulez tout savoir… Oh zut, tant pis, je me suis promis d’être franche… Simplement messieurs… Nicolas est un merveilleux compagnon. Tendre et attentionné, toujours d’humeur égale, serviable, discret. Mais comment dire ? Sur le plan intime… Un peu tranquille ranplanplan… Si vous voyez ce que je veux dire… Et monsieur Lebofranc, avec qui j’ai vécu ensuite, malgré son « grand âge » (Elle rit aux éclats), m’a fait découvrir un univers… Disons… Un peu plus corsé… Voila tout !
- Excusez-moi… Je… Le dossier…
- Mais peu importe ! La vérité m’oblige à dire qu’après quelques mois d’une vie trépidante… Jour et nuit… Je me suis lassée, et je me suis mis à regretter le cocon chaleureux dans lequel Nicolas me dorlotait. Et je savais bien qu’il m’aimait encore !
- De nouveau toutes mes excuses. Mais les questions que je souhaite vous poser sont beaucoup plus terre à terre.






- Et c’est tout ? C’est tout ce que vous ramenez de cette audition d’un témoin sorti d’un chapeau ? Nom de Dieu ! Elle est la fille d’un collègue tué en service, elle habite dans l’appartement bourgeois qui appartenait à sa famille, elle ne sait rien de l’affaire, ne connaît rien ni personne mêlée à cette affaire, hormis son ancien compagnon avec qui elle a repris contact récemment. Point ! C’est un peu maigre jeune homme !


Jason tourne comme un lion en cage dans leur bureau. D’un geste rageur, il a jeté le compte-rendu sur un coin de table.

- Nom de Dieu ! Elle vous a ensorcelés tous les trois, c’est pas possible ! Fille d’un confrère ou pas, je suis certain, tu entends Lamaison, je suis certain qu’elle trempe dans cette affaire ! Mon dos me le dit ! Mais Nom de Dieu, vous ne pouviez pas la pousser un peu dans ses retranchements !
- C’est Bri… Justin, qui dirigeait l’interrogatoire, patron ! J’ai fait de mon mieux. C’est moi qui ai demandé s’ils vivaient avec Monsieur Vanneaux dans cet appartement là, « avant ». J’ai essayé de la piéger dans des contradictions. Mais je vous assure qu’elle est restée très calme, très paisible, sereine même, pendant tout l’entretien. Maintenant, c’est vrai qu’elle nous attendait. C’est évident. Elle avait pu se préparer. Bien se préparer. De toute façon, si elle est coupable en quoi que ce soit, je vous assure qu’elle est très forte, chef. Très, très forte !
- Ouais… T’affole pas, petit. C’est seulement que je suis déçu. Effroyablement déçu. Elle a donc pris la défense du jeune Vanneaux en affirmant que c’était pour la protéger qu’il n’avait pas parlé d’elle ? Et elle en conclue que la reprise de leur relation est forte et elle affirme qu’il lui a assuré qu’il l’aimait encore ? Mais ça ne colle pas, ça ! Ça ne colle pas avec les déclarations du sieur Vanneaux !
- Je sais bien, et j’ai émis des doutes en disant que ce n’était pas ce qui ressortait du dossier. Elle m’a demandé si je pouvais imaginer un homme dont la compagne vient d’être assassinée déclarer tranquillement : « Ah, ça tombe bien, j’envisageais de la quitter »… Et Justin m’a interrompu en lui demandant de repréciser son emploi du temps le jour du meurtre. Je n’ai pas pu pousser plus loin. C’est là qu’elle nous a sorti le document que lui avait remis le visiteur importun qui l’avait empêchée de se rendre au rendez-vous de la Gare de Lyon.
- Ouais… Ouais…
- « Ainsi vous pourrez vérifier » nous a-t-elle dit. Et c’est vrai que du coup on ne savait plus trop quoi demander.
- Mais vérifier quoi, Bordel ! L’air de rien elle consolide son alibi. Comme si elle en avait besoin. Je le sens pas, Nom de Dieu, je –la- sens pas !



Le capitaine Henri entre juste à ce moment là dans le bureau.

- Décevant, hein ? Décevant ? Et je viens de téléphoner au gugusse qui est censé être venu l’importuner. C’est un responsable d’une association caritative avec laquelle elle collabore régulièrement. Quelque chose comme « DLD ». Il reconnaît que ce jour là il s’est présenté chez elle sans l’avoir prévenue, pour un problème survenu dans l’un de leurs projets. Et elle l’a reçu en se montrant charmante « comme d’habitude ». Ils sont restés environ deux heures ensemble. Ça concorde, putain, ça concorde ! Je lui ai demandé de mettre noir sur blanc tout ce qu’il venait de me déclarer, et de m’envoyer la lettre. Comme ça, pour le dossier… Putain de putain, nous voici de nouveau sur la ligne de départ… Tout à refaire…
- Tout ? Non, non… Mon dos me dit que nous sommes sur la bonne piste. Il faut continuer… Continuer Nom de Dieu ! On ne la lâche pas ! Henri, fiches-lui un mec sur le dos vingt-quatre heures sur vingt-quatre. On ne la lâche pas !




Les deux hommes sortis, Jason prend une grande respiration et va s’affaler sur son fauteuil. Les mains derrière la nuque, il s’étire de tout son long, veillant à sentir le flux nerveux parcourir tous ses membres jusqu’au plus petit bout de ses orteils. Et il lâche un gaz tonitruant. « Nom de Dieu, il faut que je me calme. Parce que là, je ne sais plus si c’est l’instinct du chasseur, ou ma sympathie naissante pour ce satané Bergonses qui me fait fonctionner… ».

Car il doit le reconnaître. Après une animosité viscérale contre ce personnage pervers et égoïste, chaque jour qui passe, chaque événement nouveau, l’attitude du prévenu de plus en plus digne, sa confiance affichée dans le travail des enquêteurs le lui rend, bien malgré lui, de plus en plus sympathique. En fait ce type a l’air droit et honnête. Irréprochable. Comment peut-il par ailleurs assumer avec autant d’arrogance ses perversions sexuelles ?
Car là, faut quand même pas pousser ! Lui, Jason, n’est pas prêt d’admettre de telles déviances. Comme il se plait souvent à le dire : « On a le droit de se tromper de femme… Pas de sexe ! »
Et de telles certitudes sont quand même sacrément sécurisantes. Si tout le monde pouvait aller avec n’importe qui et n’importe quoi, vous vous rendez compte du boxon ? Et puis, la nature est tellement bien faite ! Un homme, une femme. Point. Une queue et un vagin pour la recevoir. Point. Un puissant pour protéger une faible. Point. L’une qui fabrique les marmots et l’autre qui nourrit et protège la famille. Point. C’est pas bien foutu tout ça ?
Oh, bien sûr, il a dû, progressivement, accepter que des femmes travaillent. Puis que des femmes fassent des boulots de mecs. Puis que des femmes entrent dans la police ailleurs que dans des bureaux. Puis que des femmes se mêlent de politique à un haut niveau. Jusque là, sans grand enthousiasme, il a fini par accepter. Mais il reste toujours convaincu qu’un jour ou l’autre ça finira mal, et pour rien au monde il n’accepterait de prendre pour maîtresse l’une de ces fliquettes passionnées ! Non, faut pas pousser…
Et alors, les mecs qui ne sont pas des mecs ! Là, c’est au dessus de ses forces. Il sent de nouveau sa rage monter et bouillonner en se surprenant à penser à Bergonses avec une vague bienveillance. Non, là, alors, non !
Bien sûr, comme il aime à le dire, il ne faut pas mourir idiot. Quand il faisait son service militaire il s’était laissé approcher par un jeune appelé qui le regardait plus souvent que raisonnable au dessous de la ceinture. Il l’avait laissé lui tailler une pipe comme un chercheur observe une expérimentation. Et même en fermant les yeux et en pensant à une femme, un profond dégoût l’avait envahi. Après avoir joui, (il est un homme quand même, ces gâteries ne pouvait pas le laisser totalement indifférent !), il avait violemment repoussé le type qui s’était blessé en tombant. « Et ne t’amuses plus jamais à t’approcher de moi ! ». Ce souvenir oublié depuis longtemps ressurgit, là, maintenant, mais le laisse complètement serein. Il s’était comporté en homme, quoi !

« Reprenons. Vanneaux est en mission à Nantes. Il a prévu de rentrer par le TGV qui le fait arriver à Austerlitz vers 19 h 15. De façon imprévue il termine son job plus tôt et arrive à Paris vers 17 h 15. Il reste planté comme une potiche dans la salle du « Train Bleu »… Première aberration… Pendant ce temps, Bergonses, après avoir réglé son problème avec son client « traîne » dans Paris puis dans ses bureaux… Autre connerie douteuse. Parallèlement, madame Bergonses, censée être sortie en ville toute l’après-midi, se fait trucider de façon immonde chez elle entre 18 h et 18 h 30. Quelle idée ! Putain, non, ya pas de hasard ! Ya jamais de hasard !
Et en fait, Vanneaux attend au café l’arrivée de son ex pour lui expliquer que leurs petites retrouvailles à Nantes dans la semaine n’est qu’une grossière erreur qu’il convient d’oublier au plus tôt. Mais l’ex est « fortuitement empêchée » et n’arrive que deux heures plus tard. Vanneaux dit qu’ils se sont disputés, la belle affirme qu’ils se sont dit des mots d’amour ! Je rêve ! Les gars à Henri prennent bonne note ! Je rêve !
Mais qu’est-ce que j’en ai à fiche, moi, qu’elle soit la fille d’un ancien collègue mort au combat ! La fille de Lasvalès… Tu parles…
Je ne pouvais pas leur dire, aux autres, ce que j’en pense, moi ! Je l’ai bien connu, le Lasvalès. On était de la même classe. Mais on ne touche pas à un héros. Tu parles ! Orgueilleux, imbu de sa personne, insupportablement fier de ses origines bourgeoises. Fils d’un ancien préfet. Ah, ça on le savait vite ! Comme on savait tous que son orgueil lui faisait faire des imprudences inadmissibles. Les jeunes qu’il a envoyés au casse-pipe à l’encontre de toutes les règles de sécurité s’en souviennent, eux. Il n’y a jamais eu d’accident grave. Par chance. Et finalement, c’est lui qui a reçu un pruneau ! Il y a une justice quelque part… »


Soulagé d’avoir vidé son sac, même seul face à lui-même, Jason reprend le cours de ses réflexions.

« Non, non, c’est vraiment gros comme mes envies de péter… Cette fille est dans le coup. Ou au moins, elle sait quelque chose… C’est pas possible autrement. Ya que le truc de la mutilation. Elle ne connaissait pas la victime. Je ne vois pas comment elle aurait pu savoir que celle-ci avait un cancer justement à ce sein… J’ai du mal à imaginer madame Bergonses parlant de ça à une inconnue, alors qu’elle n’a toujours pas osé le révéler à son compagnon… Que la Lasvalès soit venue lui demander de rendre la liberté à son ancien amant, et que la femme ait parlé de sa maladie pour émouvoir l’autre ? Non… Ça ne correspond pas du tout à ce que je sais et sens de cette femme. Elle était trop droite, fière et honnête… Mise en concurrence, elle se serait effacée sans bruit, sans rien dire. Comme l’a fait son mari… Non…
Lasvalès membre d’une quelconque secte démoniaque ? J’y crois pas… Elle idéalise son père qui est mort lorsqu’elle devait avoir dans les vingt ans. Je ne la vois pas se compromettre dans des mouvances douteuses…
Et l’arme. Il y a l’histoire de l’arme. Ah ça… Un 38 pourrait bien être une arme de service… Et le commissaire Lasvalès était bien capable d’en avoir plusieurs en réserve… Sa fille pourrait en avoir conservée une… En souvenir…
Ça lui plaisait, cette idée… Une énigme trouverait ainsi sa solution…
Mais si Annie Lasvalès est venue ici à Evry avec une arme dans son sac, cela suppose qu’elle avait l’intention de tuer… La préméditation ne ferait aucun doute ! Mais elle pourrait bien être dangereuse cette femme ! Il faut que je dise à Henri de mettre ses hommes sur leurs gardes. Lamaison va planquer lui aussi sans doute. J’ai pas envie de le perdre, moi ! Il me plaît ce petit ! »