lundi 2 février 2009

Chap VII Bientôt sous le soleil





7






Finalement, cet incident a été totalement bénéfique. Je savais, j’ose dire dès le premier jour, que notre rencontre pouvait devenir tout et n’importe quoi, sauf une aventure banale. Domi n’est pas le genre de garçon que « l’on se fait » à l’heure du déjeuner ou de cinq à sept. Tout au plus dans ce cas lui arracherait-on quelques millilitres d’une essence dénaturée. Sa personnalité est bien trop forte, son charisme bien trop évident. Mais lors de ce drame qui nous a rapprochés, je n’avais pas encore réellement assumé ma séparation d’avec Suzy. Ou je ne m’étais pas résigné à faire le deuil de ma vie hétérosexuelle. Ou, brûlé au quinzième degré, je ne pouvais m’approcher d’une passion trop ardente. Ou bien tout à la fois.
J’ai dit comment j’essayais de ne plus penser en m’enivrant d’aventures tout aussi brèves qu’elles étaient intenses. Mon cœur était brisé, je pensais sans doute qu’en le distribuant par petits mor-ceaux je viderais ma poitrine et vaincrais ainsi la douleur. Mais la souffrance perdurait. Prenait même de l’intensité en changeant progressivement de nature. Du désespoir de n’avoir pas, malgré les meilleurs ingrédients, su réussir ma vie de couple et ma vie de famille, je glissais imperceptiblement vers la désespérance de me découvrir volage, versatile, superficiel, vulgaire, inconstant. Rien ni personne ne pouvait me retenir plus longtemps qu’une bonne séance de jambes en l’air. De l’affectif par trop romantique que je croyais être, je glissais dans la peau d’une bête du sexe qui ne voyait, ne pensait, ne jugeait qu’en terme de prouesses et de performances.
J’appuyais bien fort là où ça faisait mal.

Et les yeux sombres de Dominique se sont posés sur moi.
Nous avons passé près de deux heures dans ce café de la place de la gare. Parlant peu. Avec de longues périodes de silence où, comme à tour de rôle, nous jetions des regards vers l’autre à la dérobée comme pour essayer de le découvrir, de le deviner. De temps en temps ces coups d’œil s’entrechoquaient. Et nous avions alors tous deux un sourire contrit qui semblait s’excuser de tant de témérité. Et puis, tout doucement, les mots sont venus.
L’agitation autour de la gare perdurait. Les véhicules de secours repartaient, un à un, les témoins reprenaient progressivement leurs activités. Le café bourdonnait des commentaires, parfois ridiculement sentencieux, et nous nous regardions avec un pâle sourire. Complices. De commentaires en réactions sur les sentences idiotes de ceux qui n’avaient rien vu et ne savaient rien, nous avons commencé à échanger, à nous découvrir. Très vite, Dominique m’a parlé de sa famille, de son jeune frère, il était bouleversé par l’image obsédante de ce garçon chéri par-dessus tout qui se superposait à la malheureuse victime. Et chacune de ses phrases, dites avec simplicité et avec une sorte de modestie, me faisait découvrir une famille heureuse, chaleureuse, aimante. Qui l’accompagnait avec une affection et une tendresse sans faille sur son chemin de jeune gay bien dans sa peau et décidé à s’assumer pleinement. J’étais bouleversé. Je touchais du doigt un rêve impossible.
Il m’a interrogé sur ma vie de famille. Sur ma femme, sur mes en-fants. Sur le pourquoi et le comment de ma séparation d’avec Suzy. Très vite j’ai réalisé que ce n’était pas la curiosité qui l’animait. Il s’efforçait avec ténacité et discrétion de chasser de mon esprit les images horribles qui par intermittence faisaient encore passer un voile sombre devant mes yeux et me faisaient oublier de respirer. J’ai beaucoup parlé. Eu moins d’apnées. Progressivement, j’ai recommencé à respirer normalement.
Il a un petit studio à Evry. Il était venu en bus à la gare de Corbeil dans l’espoir de recroiser une ancienne relation disparue dans la nature. Je lui ai proposé de le ramener en voiture. Je lui ai offert un dernier verre chez moi. Et nous avons continué à parler, parler…
Dès ce premier jour il s’est enthousiasmé pour le contenu de mes bibliothèques. Il a inventorié les disques en vrac que, visiblement, j’écoutais fréquemment. Et à chaque découverte qui lui parlait, il jubilait comme un gamin qui a retrouvé un vieux Tintin. Je souriais du bonheur de ses joies simples. Nous avons traîné. Il était tard. J’ai sorti des pizzas du congélateur et nous avons grignoté. Et parlé. Et reparlé. Et re-reparlé…
Plus je découvrais sa personnalité, et plus je me sentais envahi d’un trouble sentiment de honte. Il est jeune, beau, prodigieusement désirable. Il est avant tout fin, cultivé, honnête, pur. Je me sentais une sorte de pouilleux qui en farfouillant dans les détritus tombe sur un diamant taillé brillant de mille feux. J’avais honte. Je me dégoûtais d’être si ordinaire, si vulgaire. Si vieux.
Dès cet instant j’ai haï cette grosse douzaine d’années qui nous séparent. J’aurais voulu être plus beau, plus jeune, irréprochable. J’étais incapable d’avoir le moindre geste déplacé.
Pour regarder les albums photo de mes enfants qui ne quittent pas ma table de nuit, nous nous asseyons sur mon lit. Tout aussi naturellement nous nous allongeons et il vient se réfugier, sa tête dans le creux de mon épaule, appuyée à ma poitrine. Cette position qu’il aime tant aujourd’hui. Je ne sais pas trop quand, nous nous endormons.
C’est le réveil, programmé, qui nous a fait bondir sur nos pattes. Nous nous sommes regardés et nous avons souri, ensemble. Il a déposé un tendre mais frémissant baiser sur mes lèvres. « Je pourrai repasser, ce soir ? » m’a-t-il demandé. J’ai répondu par un autre baiser. Tout aussi tendre.
C’était la première fois, depuis mon adolescence, que je dormais avec un homme sans lui faire l’amour.

Domi ne fait pas de manières. Il ne m’a pas demandé de grandes déclarations. Il ne m’a pas demandé de l’aimer. Il m’a aimé. Il m’a choisi. Tout doucement il nous a installés dans un bonheur tranquille. Où l’on ne se pose pas la question du « pourquoi » et du « jusqu’à quand ». Où l’on vit.
Au début, il me rejoignait quand je rentrais du travail. Il m’attendait au coin de la rue, assis sur une margelle, lisant le livre qu’il m’avait emprunté la veille. Quand il voyait passer la voiture et que je lui faisait un petit signe, il rejoignait le hall de l’immeuble et attendait que j’arrête l’ascenseur pour m’accompagner. Le soir, parfois tard, il rejoignait son petit studio. Avec une réserve de lecture. Parfois, il restait dormir.
Il est arrivé, inévitablement, qu’un soir je sois professionnellement retardé. Je l’ai appelé quand je suis sorti de chez le client. Il m’attendait toujours au coin de la rue. Le soir même je lui ai donné un trousseau de clefs.
Sans l’incident de la forêt de Sénart, je ne sais pas combien de temps aurait pu durer cette relation, si merveilleusement belle et pourtant si équivoque : son amour était évident, naturellement évident. Moi, je restais bloqué avec mes fantômes, incapable de regarder en face et de nommer cet amour qui me brûlait la face. Naturellement chiant, le mec.
Dès le lendemain de ce très long échange, j’ai voulu qu’il s’installe totalement et définitivement à l’appartement. Il avait donné son préavis pour libérer son studio au mois d’Août. Qu’importaient ces quelques semaines à laisser le studio vide ?
Son frère est venu nous aider à déménager.
Nous baignons depuis dans le bonheur d’une paisible certitude.
La lune de miel ne pouvait cependant pas se prolonger éternellement. Domi était engagé dans l’organisation et l’encadrement d’un camp d’adolescent. Je l’ai vu partir avec la tranquille assurance d’un retour plein de promesses.
Mais il y a un grand vide, là, auprès de moi...


Une lettre. Domi m’envoie une lettre. Tous les soirs, lorsque ses préados sont couchés, avant qu’il ne rejoigne la réunion d’équipe, il me téléphone. Mais il a jugé utile de m’expédier une lettre !
Je souris. C’est notre première vraie séparation depuis neuf mois. Ce camp qu’il organise pour la troisième fois avec Jean, le prof de français, est très important pour lui. Ces garçons et ces filles ne quitteraient pas la banlieue sans leur initiative. Ils ont dû batailler ferme avec l’administration, les parents, les jeunes même. Maintenant, ce séjour en montagne, canoë kayac et jeux de pleine nature, est devenu une institution. Incontournable. Des mômes de treize à quinze ans découvrent que le paysage peut être fait d’autre chose que de barres d’immeubles. Les relations établies hors système scolaire avec des cinquièmes et quatrièmes aident fortement à la réussite de l’année scolaire suivante. Pour les troisièmes, c’est un peu leur cadeau de fin de scolarité au collège.
Je serre les dents en pensant au discours ambiant sur la belle vie des enseignants avec leurs deux mois de « grandes vacances » ! Nous avons eu du mal à préserver quinze jours de libres pour être ensemble. Et mes enfants seront avec nous. Les vacances en amoureux dans un pays exotique, ce ne sera pas pour cette fois-ci !

Il m’écrit. Hier au soir il ne m’a rien dit au téléphone. Pourtant, la lettre était déjà postée ! Surprise ? Je porte la lettre à mon visage. Malgré le voyage, les sacs de colis bousculés et empilés, les multiples mains qui ont tripoté ce bout de papier, je sens son odeur. Et mon cœur se met à battre. Redeviendrais-je romantique ? Je l’aime. Il me manque. Je sors mon canif porte-clef pour l’ouvrir : je n’aime pas déchiqueter les enveloppes.

Mon amour,

Tu me manques. Tout à l’heure je vais te téléphoner, j’ai hâte d’entendre ta voix. J’ai hâte de te retrouver. Mais je ne te parlerai pas de ce que je vais écrire ici. Je te dirai deux mots de la journée, bien sûr, mais je ne te parlerai pas de l’incident. C’est trop difficile, trop flou. J’ai besoin d’un écrit que je puisse relire, corriger. Que nous puissions revoir ensemble. Une trace. Je n’ai pas encore tout compris de ce que j’ai vécu cet après-midi. Il me reste un trouble. Des interrogations.

Avec Jean, nous avons décidé d’organiser la chasse à l’homme aujourd’hui. Ce jeu est un peu devenu une institution du camp qui permet de découvrir les environs. La veille, nous avons soigneusement préparé le parcours avec l’équipe. Comme d’habitude, c’est moi qui m’y suis collé. Cette sorte de jeu de piste consiste à poursuivre et débusquer l’homme en fuite (moi). Chaque équipe de cinq ou six dispose d’indices qui, d’étape en étape, lui fait effectuer un parcours adapté à leur âge. Ce n’est pas simple à organiser. Mais là n’est pas le problème.
La matinée s’est super bien passée. Chaque groupe a rejoint les points de pique-nique dans les délais prévus. Planqué à distance, dans les hauteurs, j’avais pu suivre avec les jumelles l’essentiel des opérations. J’ai mangé seul ce que j’avais emporté et je me suis reposé en vue de la course poursuite finale. Lorsque les premiers groupes m’ont repéré, c’est aux plus rapides et aux plus débrouillards de mettre la main sur moi. La main… Je ne me laisse pas prendre comme ça, et ils doivent me faire prisonnier !
Cette année, c’est un groupe de cinquième qui s’est montré le plus malin et le plus acharné ! Des mômes de treize, quatorze ans ont fait la nique aux plus grands et ont réussi à me coincer dans une impasse. J’ai joué le jeu jusqu’au bout et me suis débattu comme un beau diable. Ils n’étaient pas trop de cinq pour me plaquer au sol !
Un gamin bloquait chacun de mes membres. Un autre était même monté à califourchon sur ma poitrine. Je riais et peinais à retrouver mon souffle. Je les félicitais. Et soudain, j’ai eu une drôle d’impression. Je n’ai pas réalisé tout de suite. Sur ma jambe gauche… Ce n’était pas naturel… J’ai demandé au môme sur ma poitrine de me laisser respirer : J’étouffais. Et je voulais voir.
C’était Séverine, une gamine de treize ans, plutôt bonne élève mais au physique assez ingrat (c’est l’âge !), qui était à califourchon sur ma cuisse. Je n’ai plus eu de doute ! Elle se frottait ! Elle s’excitait sur ma cuisse dénudée ! Aucune équivoque possible. Son mince short ne m’empêchait pas de sentir la chaleur de son entre jambe. Et elle ne réalisait même pas que je la regardais !
Que te dire ? Je suis resté tétanisé. Incapable de réagir. J’avais peur. Peur pour elle, surtout, peur que les autres se rendent compte, et là… Peur tout court. Je n’osais pas bou-ger. Intuitivement, je savais que rien ne devait montrer que je m’étais rendu compte.
Un autre groupe est arrivé, et j’ai pu demander qu’ils me libèrent. Nous nous sommes tous assis, tous étaient ravis de la journée. L’ambiance était super. Comme toujours à la fin de ce jeu. Seule Séverine était comme absente. Je n’osais pas la regarder, mes yeux glissaient vite lorsqu’ils passaient sur elle. J’étais très mal à l’aise. Et de plus en plus mal en sentant mon malaise.
Voilà.
Il faut que je digère. Je ne sais pas encore ce que je vais faire, si je dois faire quelque chose, d’ailleurs. Mettre le doigt sur l’incident, peut poser plus de difficultés que le silence. Mettre des distances entre Séverine et moi serait une façon de pointer le problème. Ne rien faire ou dire pourrait-il être pris comme un encouragement ?
Je n’ai rien dit non plus à Jean. Je ne sais pas comment présenter la chose. Nous nous entendons super bien, mais…
Il y a moi, et ce que je suis. Il faut un truc comme ça pour que je me rende compte que je ne m’assume pas to-talement !
Et puis, depuis tout à l’heure, je ne cesse de penser aux pé-dophiles. Ces condamnations intransigeantes qui sont dans l’air du temps. Les enfants ont un sexe bordel ! Ce ne sont pas des anges ! Ceci m’arrive à moi. Pas de risque. Même si ça avait été l’un des petits mecs qui aurait bandé sur ma cuisse. Je n’ai jamais été attiré par quelqu’un de plus jeune que moi. Mais si c’était arrivé à un mec hétéro lambda, plus ou moins bien assumé. Je me dis qu’à coup sûr, il aurait bandé. Et ça interroge, non ?

Oui, il faut que je digère. Peut-être que j’attache trop d’importance à ce qui n’est, après tout, que la découverte de son propre corps et la prise de conscience de nouvelles sensations. Mais bon sang, je ne m’attendais pas à ça ! Preuve qu’on ne nous parle pas de l’essentiel, à l’IUFM !

On laisse passer un jour ou deux et on en reparle, ok ?
Vivement la côte landaise ! Je t’aime, t’es au courant ?

A très vite. Bisous.


Domi ne s’assume pas totalement… C’est une sacrée nouvelle, ça ! Bon sang, ce garçon n’a pas fini de me surprendre ! Cet incident même montre combien il est attentif, soucieux de l’intérêt des enfants. Bon pédagogue, quoi. Excellent. Et bien dans sa peau. Je ne suis pas sûr du tout que j’aurais assumé aussi bien, dans les mêmes circonstances… Garçon ou fille, je sais bien même que mon trouble aurait été… Evident !
Oui, je t’aime mon petit pédagogue. Attends ce soir, je vais te le dire. Et je saurai remplacer ton trouble par un autre. Sans culpabilité aucune !


Je redoutais ce mois de juillet. Je ne voulais pas retrouver la solitude douloureuse d’avant ma rencontre avec Domi. Il n’en est rien.
Je suis plein de lui, il ne me laisse pas seul la moindre minute. Et mon boulot est à son intensité maximum. Chaque début d’été, c’est pareil. Beaucoup de chantiers doivent se terminer avant les congés. Les périodes de tests, de validation et de réception des produits par les clients occasionnent pas mal de stress. Je dois préparer le prévisionnel pour la rentrée. Faire les entretiens de plan de carrière avec l’ensemble du personnel. Procéder à des recrutements.
Je ne pose guère les pieds par terre. Mais j’aime ça.
Je le sais, et j’ai appris à me gérer ainsi. J’aime être acculé au pied du mur. J’aime les difficultés qui semblent insurmontables. Profes-sionnellement comme dans la vie de tous les jours. J’ai l’impression que c’est ainsi que je donne le meilleur de moi-même. J’ai toujours admiré, mais sans les envier un seul instant, ces personnes qui, parfaitement structurées, élaborent un programme au quart de poil près, et s’y tiennent parfaitement. Ainsi, mon ex beau-père est capable de dire un mois à l’avance, après avoir préparé leurs vacances, quel jour, à quelle heure, ils arriveront à tel ou tel hôtel, feront telle ou telle excursion ! Moi, ça me fiche le frisson.
Je peaufine un dossier dans la nuit qui précède sa remise au client. Il m’est arrivé de le commencer, ou de tout reprendre à zéro le jour qui précède. Je n’ai jamais le moindre retard. Epuisé, mais ponctuel.
D’où, entre autres, les difficultés dont je parlais dernièrement avec Suzy, liées à l’ordinateur installé dans notre chambre. Domi voudrait bien dormir après une journée d’activités sportives, et moi, dans un coin, je pianote sur le clavier. J’en ai acheté un sensé être totalement silencieux, il n’est pas mal d’ailleurs, et je me contente de la lueur de mon écran plat, mais quand même !
Je ne saurais dire exactement pourquoi, mais à la maison je n’utilise jamais mon ordinateur portable. Je préfère mon bon vieux PC. Mon fauteuil confortable peut-être ? Et puis mes textes personnels. Je ne les laisse jamais sur mon outil de travail. Je les ai toujours avec moi, mais sur une clef USB. Uniquement.
En général, je lis un peu dans le séjour pendant qu’il s’endort. Je ne m’attarde pas trop auprès de lui après que nous ayons fait l’amour, sinon je le rejoindrais vite dans les bras de Morphée ! Il ronchonne chaque fois que je le prive de son oreiller préféré : ma poitrine.

En ce moment, je m’éclate ! De nouveau aucune contrainte, il m’arrive de travailler toute la nuit ! Et quand je rentre le soir, je m’effondre, sans même manger, certain que son appel, après avoir couché ses colons, me réveillera… Ensuite, j’ingurgite un sandwich devant mon écran. La belle vie, quoi !

Cette année, je n’ai pas trop de difficultés.
Le chantier le plus important en train de se terminer est dirigé par Brigitte. L’un de mes meilleurs ingénieurs, sinon la meilleure. Quand je pense à elle, je ne peux m’interdire ce petit clin d’œil : Seul hic, de taille, mais qui la fait rire, je dois relire tous ses rapports pour corriger ses fautes d’orthographe. Elle me traite de maniaque, affirme que les clients s’en foutent, dans la mesure où ce qu’elle dit est solidement construit et argumenté. Il est vrai qu’il ne m’est jamais arrivé de corriger le fond. Mais la forme ! Vingt Dieux ! Avec un DESS en poche ! Je ne peux pas laisser passer. C’est l’image de MA société quand même ! Maniaque. Peut-être. Super bonne technicienne. Sûrement !

Si les dossiers et les fins de chantier ne me donnent pas trop de soucis pendant ce mois de juillet, je traverse en revanche une phase de recrutement assez prégnante. C’est un enjeu très important pour une petite société de services. Je ne pense, pour ainsi dire, qu’à ça. Jour et nuit. Heureusement, je peux m’appuyer sur ma secrétaire pour les entretiens préalables, elle connaît bien mes attentes et a pris goût aux tâches relevant des ressources humaines. Alain, excellent technicien, est en inter contrat, et peut assurer une bonne part des entretiens techniques. Mais les autres rencontres et la négociation salariale m’incombent. Deux de mes analystes et un ingénieur Chef de Projet me quittent, et je dois absolument recruter un ingénieur système technicien réseau. Quatre recrutements, ce n’est pas de la tarte. Les décisions sont parfois bien difficiles.

Tiens. Aujourd’hui par exemple : le technicien réseau était sur la sellette…
Je compte sélectionner trois candidats et soumettre leurs compé-tences à l’ingénieur système de chez un client qui a accepté de me donner ce coup de main. Je n’ai pas les compétences suffisantes pour être tout à fait pertinent. La décision d’embaucher des « presque débutants » entraîne ce genre de difficultés. Beaucoup de mes concurrents préfèrent et trouvent plus rentable de « débaucher » les bons éléments repérés sur le terrain, avec ou sans la complicité d’un cabinet de recrutement. Pour ma part, je préfère limiter les coûts et consacrer une masse salariale plus conséquente à une réelle progression des plans de carrière de mes collaborateurs. Ce qui n’évite pas le débauchage. Pour preuve cette année.
Mireille, la secrétaire, avait retenu six CV, avec la complicité d’Alain, pour les aspects professionnels.
Rien de remarquable à signaler lors du premier entretien. Une jeune femme, à l’aise, volontaire, indiscutablement compétente. Petite expérience de deux années. Presque l’idéal, quoi. Retenue pour les entretiens techniques approfondis.
Deuxième rendez-vous. Mireille ne m’avait rien dit. J’ouvre la porte. Le choc. Le garçon, assez jeune, accompagné d’une personne qui s’est avérée être une assistante, a eu besoin de deux chaises pour pouvoir s’asseoir. Il marchait difficilement, ses cuisses étant comme collées jusqu’aux genoux… De ses membres supérieurs on ne reconnaissait que des avant-bras et les mains, étonnamment fines et gracieuses.
Je suis resté un très, très long moment à étudier le CV. J’étais comme tétanisé. Impuissant. Confronté à mes démons. Dès la pre-mière minute je savais que ce recrutement n’était pas possible dans un contexte de service à la clientèle. Mais le CV était brillant, plus que satisfaisant. Je ne pouvais refuser que pour des raisons d’aspect physique, de présentation. Ce que je me glorifie de n’avoir jamais fait. En quelques secondes, tout s’est entrechoqué dans ma tête. Le « droit à la différence », le respect de l’intégrité physique, l’intégration d’handicapés dans la vie active dont je suis un ardent défenseur ! Je sentais très fort la souffrance de ce malheureux garçon. Elle était là, palpable dans le bureau. Et je devais réagir. Piégé.
Je comprenais pourquoi Mireille l’avait convoqué, et ne m’avait rien dit. L’assistante, depuis qu’elle était rentrée dans le bureau, ne ces-sait de parler et d’argumenter sur les évidentes compétences de son protégé. Il fallait absolument qu’il obtienne cet emploi. A plusieurs reprises je lui ai fait signe que je lisais. Plaçais deux ou trois fois un « Un instant je vous prie… ». En vain.

J’ai débuté l’entretien par une méthode que je n’utilise plus depuis bien longtemps, en « descendant » avec lui son CV. Je l’ai fait parler de ses différents postes, et bien entendu, je n’avais rien à relever. Les « trous » étaient justifiés par des hospitalisations. Il m’a parlé d’une thyroïdite de je-ne-sais-plus-quelle-moto… avec signes cliniques exceptionnels… Que répondre ? Surtout ne pas faire allusion à la COTOREP. Il ne peut ignorer son existence. D’évidence c’est son choix de répondre à des offres standard. Et je le comprends volontiers.
Depuis tout à l’heure, je ne cesse de me dire que j’ai été lâche. Je me haïssais à la fin de l’entretien. Mais j’ai beau réfléchir. Je crois que je n’avais pas d’autre choix.
J’ai pris mon courage à deux mains et je lui ai parlé de notre métier de service aux entreprises. Bien entendu il ne le connaît pas dans sa réalité, et je leur ai expliqué patiemment, à lui et à son assistante, les contraintes et les limites de ce type de prestations. A chaque nouveau client, tout est à recommencer, dont se faire reconnaître et accepter. Que je ne pensais pas souhaitable qu’il soit ainsi mis en permanence sous tension. Que ce métier, très stressant, nécessitait une santé sans faille. Qu’il implique de nombreux déplacements, parfois longs et pénibles. Que je ne pouvais donc pas l’intégrer dans l’équipe. Il était figé. Sans un mot. Les yeux absents. Mes boyaux jouaient à faire des nœuds. Et puis je lui ai longuement parlé des autres types de prestations. Que d’autres entreprises travaillaient dans leurs propres locaux pour des clients extérieurs, ou en assurant des services à distance. C’est vers là peut-être qu’il pouvait espérer des ouvertures. J’ai essayé d’être convaincant à l’intention de cette malheureuse assistante, qui semblait faire tout son possible, mais n’avait rien compris à notre métier.

J’ai essayé d’être honnête. Mais je ne suis pas allé jusqu’au bout. Je ne suis pas content de moi. Pour être totalement fidèle à mes idées, j’aurais dû prendre en charge l’accompagnement de ce garçon, jusqu’à ce que nous lui trouvions un emploi adapté. Alors, j’aurais pu paisiblement me regarder dans une glace. Je n’ai pas eu la volonté ni le courage d’aller jusque là. Mais merde ! A chacun son métier, non ? Ce soir, je me sens vide, vide !
Il me tarde que Domi appelle. Je vais lui faire l’amour au téléphone comme nous ne l’avons encore jamais fait. Il ne va pas être déçu du voyage ! Ah ! Si il n’était pas aussi réticent à l’informatique ! Je lui aurais offert un portable, et nous pourrions faire des « plans cam »… j’ai toujours eu horreur de ça, mais avec lui…
J’ai soif de lui, de son image, de sa peau, de son rire, de sa ten-dresse, de sa tige dressée et agressive… La pulpe de mes doigts souffre de l’absence du satiné de son corps. Ce soir, je sauterais bien dans la voiture pour le rejoindre dans son Jura profond… Mais demain j’ai une lourde journée. Une grosse partie des bilans annuels de mes collaborateurs, avec plans de carrière à la clef. Ce qui tourne parfois à la haute voltige… J’ai soif de lui. Ce n’est pas encore l’heure du coup de téléphone ?


Une bonne chose de faite. Ces derniers jours, j’ai reçu tous mes collaborateurs, un à un. Même ceux qui me quittent à la fin du mois. C’est la vie, et le métier qui veut ça. Le monde professionnel est si petit ! Sans aucun doute nous nous croiserons de nouveau un jour. J’ai d’ailleurs bien pris soin de laisser les portes grandes ouvertes. Deux des démissionnaires rejoignent les équipes des clients chez qui ils intervenaient. Ceux-ci, déjà, je vais être amené à les revoir. Pas plus tard qu’à la rentrée prochaine…
L’entretien avec Brigitte n’a pas manqué de sel. Au lieu de l’augmenter, je lui ai proposé de lui payer des cours d’orthographe. Ce serait tout bénef pour nous deux… Elle a parlé de démissionner, qu’un concurrent lui faisait une proposition alléchante… Puis elle a ri. Je ne sais pas plaisanter paraît-il : mon nez bouge quand je mens…
La rencontre avec Nathalie a été une autre affaire… Rien de dramatique. J’ai simplement dû puiser au plus profond de mes capacités d’argumentation. Nathalie est une excellente collaboratrice. Mais avec un doute permanent sur ses capacités. Ce qui lui a valu d’échouer à ses examens de fin d’études, alors que ses résultats tout au long de la dernière année avaient été plus que satisfaisants.
J’ai toujours été un défenseur acharné de la parité. Je veille à ce que mon équipe soit équilibrée, autant de femmes que d’hommes, et je n’admets aucune différence entre les deux sexes, tant au niveau plan de carrière qu’au niveau rémunération. Ce n’est pas toujours facile à gérer, mais c’est un problème que j’assume sereinement.
Un Chef de Projets me quitte, je dois le remplacer en urgence. Pour lui succéder, j’ai très vite pensé à elle, impliquée sur le même projet et qui a toutes les compétences requises. Refus catégorique. J’ai donc lancé le recrutement, et ce n’est pas évident du tout. Mais alors pas du tout ! J’attendais donc cet entretien pour relancer ma jeune collaboratrice.
Discussion serrée. Remise en cause de mon propre fonctionnement. En travaillant trop et n’importe comment, je fais peur à mes collaborateurs. Ils s’imaginent que j’attends d’eux un investissement équivalent, un dévouement aveugle.
Autrement dit, je me plante sur toute la ligne !
Je travaillais trop, sans savoir gérer mes priorités. J’ai perdu Suzy.
Je touche à tout et vais dans tous les sens. Je fais fuir mes meilleurs collaborateurs.
Je continue ainsi, et même Dominique perdra patience !
Non, ce n’est pas possible !

Je ne dois pas rêver. Ce n’est pas la première fois que je traverse de semblables crises métaphysiques, remettant en cause mon investissement dans le travail.
Chaque fois qu’une discussion difficile m’opposait à Suzy, je me tapais la tête contre les murs et me jurais de ne plus m’y laisser prendre.
Je dis ça aujourd’hui. Mais demain ?
J’analyse sans fard avec Nathalie ces étranges mécanismes qui provoquent une fuite en avant. Elle n’est pas concernée. C’est mon problème à moi. Rien qu’à moi ! Et j’ai toujours su faire la part des choses en ce qui concerne mes collaborateurs. Elle a la gentillesse de me croire.
Elle accepte de tenter l’aventure. Parce qu’au final, malgré tout… Elle m’aime bien.

Ouf ! J’ai mon Chef de Projet.
Je vais pouvoir partir sereinement en vacances.

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