dimanche 1 février 2009

Chap IV Rencontre a la gare





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Je dois bien le reconnaître, quitter il y a un an tout ce qui avait été ma raison de vivre pendant près d’une quinzaine d’années ne m’a pas été facile. J’avais beau rouler des mécaniques et veiller à ce que, surtout, surtout, ma souffrance ne transparaisse pas et n’engendre pas pour Suzy une culpabilité que je n’aurais pas supportée, la douleur effroyable était là. Heureusement anes-thésiante.
J’avais joué avec le feu, j’étais brûlé. Au quinzième degré.
J’avais, avec une totale inconscience, joué avec les sentiments de Suzy. Elle avait coupé le fil trop distendu. Et re-bobiné sa pelote.
J’avais joué avec mes sentiments. Je n’avais plus d’âme.
J’avais cru que Suzy ne pouvait aimer que moi. Erreur préten-tieuse ! La preuve par neuf. La preuve du neuf.
J’avais sans doute cru, sans le verbaliser, que mes enfants étaient un bouclier invincible. Je n’ai pas vu que lassés eux aussi de m’attendre, ils avaient posé les armes.
J’avais cru que tout m’était acquis. Je n’avais plus rien.
J’avais joué au con. J’étais un con. Seul.

Certains ont dû penser, d’autres ont dit, que je ne m’étais pas suffi-samment battu. Que j’avais levé le drapeau blanc trop tôt. Ceux-là n’ont pas vu les yeux de Suzy lorsqu’elle a accueilli Nicolas, ce jour où il venait me parler. Un regard qui n’était qu’à moi. Un regard que je me croyais strictement réservé. Le regard qui me faisait tout accepter, tout, depuis quinze ans. Un regard que je ne peux pas partager. Il ne m’appartient plus, je me retire. Sans bruit.

Beaucoup ont dit que je n’avais que ce que je méritais. Que l’on paye toujours, un jour ou l’autre, les infidélités à répétition. Que les coups de canif dans le contrat ne sont jamais sans conséquence. Que l’on n’a pas le droit de distribuer à la volée la tendresse qui n’appartient qu’à une seule personne. Qui lui revient de droit. On a dit tant de choses. Un couple hors normes dérange. Fait peur. Chacun se sent agressé dans son petit cocon douillet. J’ai toujours chassé ces murmures et grincements de porte d’un revers de main. Je n’ai jamais trompé Suzy.
Nous nous sommes connus alors que je vivais avec Jean-Yves, mon compagnon depuis près de deux ans, et accessoirement l’un de ses collègues. Nous nous sommes aimés dès le premier regard. Et nous n’avons rien dit et rien fait pendant des mois.
Je n’ai jamais cru à la fidélité des corps. Je ne crois qu’à la fidélité des âmes. Mes aventures hors couple n’étaient pas rares. Mais avoir une relation avec une femme, qui plus est une des collègues de mon compagnon, me semblait impensable. C’eut été une double trahison. Les relations sexuelles entre gays peuvent être, sont souvent, sans conséquence. Tu me plais, je te plais, youp là boum… Au revoir, à la prochaine. Je ne connais pas ton prénom, tu ne connais pas le mien ? Pas grave. La prochaine fois peut-être ?
Une femme attend un minimum d’investissement personnel. Oh, bien sûr, j’ai aussi connu des aventures féminines sans engagement et sans lendemain. Les mœurs de nos jours sont quand même plus libres que du temps de nos vieux. Mais des ren-contres fortuites. Des délires de fin de « teuf ». Pas des collègues de mon mec.
Comme je n’ai jamais mélangé sexe et travail. Mecs ou filles. Ce n’est jamais sain. Ce n’est jamais sans conséquence.
Jean-Yves a rompu sans le savoir le nœud géorgien qui finissait par m’empêcher de respirer. Il m’a quitté sans état d’âme pour une rencontre de sauna. Qui avait un boulot plus pépère que le mien et donc plus de disponibilités.
Suzy a voulu et su me consoler. Sa fraîcheur et sa jeunesse, elle a quand même plus de deux ans de moins que moi, auraient seules suffit à me faire oublier la brûlure du soufflet. Mais son intelligence, sa finesse, son ouverture d’esprit, sa gaieté ! Tant de qualités qui aujourd’hui encore me tordent les boyaux !
C’est elle qui la première a parlé de mariage. A cause de ses parents tellement rigides et obtus. Je lui demandais alors si elle réalisait réellement qui j’étais. Et cette conversation dont les phrases sont à jamais gravées dans ma mémoire :

- Je t’aime pour ce que tu es et non pas pour ce que je voudrais que tu sois…
- Mais tu te rends compte de ce que j’ai vécu avant de te con-naître ?
- Ce n’est pas ce que tu as vécu qui compte, mais ce que nous allons vivre !
- Mais je ne pourrai jamais avoir, sur la durée, une vie de pépère ranplanplan… Tu sais ce que je pense de la fidélité des corps ?
- Je ne veux pas être une femme possessive. Je respecterai ta vie personnelle comme tu respectes la mienne.
- Chacun notre petit jardin secret en quelque sorte ?
- Dans mon jardin, je ne cultiverai que des fleurs pour toi. Mais tu feras pousser ce que tu veux dans le tien.
- Tu réalises ce que tu dis, et, quand nous aurons des en-fants ?
- Je ne veux pas d’autre père que toi pour eux. Nous en aurons trois.
- Heureux de l’apprendre ! Des garçons ou des filles ?
- Idiot ! Je ne te demande qu’une chose, lorsque nous en au-rons… Promets-moi de ne jamais rester avec moi à cause d’eux, ou parce que tu auras pitié de moi. Si tu ne m’aimes plus, tu me quittes. Point.


Ah, elle n’avait pas encore mis de « point » au bout de ses phrases. C’est un mot qu’elle chéri particulièrement. Il n’a rien d’équivoque : « C’est à prendre ou à laisser ». Point.

- Je te le dis, chérie, sans vouloir y mettre aucune solennité. Je t’aime. Je ne te quitterai jamais de mon fait. Jamais. Je ne peux pas te promettre de n’être qu’à toi. Ce serait hypocrite et malhonnête. Mais mon âme est à toi. Entièrement et pour toujours. Je ne l’entrouvrirai à personne d’autre. Alors, la promesse que tu me demandes, je te la fais. Sur ce que j’ai de plus cher. Sur la tête de mes enfants à venir…
A une condition : toi, de ton côté tu me diras si un jour je suis de trop. Honnêtement. Sincèrement.
- Honnêtement, sincèrement, je ne crois pas que cela puisse arriver. Mais si la vie fait que… Tu le sauras. Sans aucun doute possible.


Son regard. Son regard sans équivoque ce jour de Pâques l’an passé.



J’ai trouvé sans grande difficulté un appartement agréable dans le centre ville. Aux « Glycines ». Une résidence originale, très proche de la gare RER, de petits immeubles de quatre étages maximum, avec de grands balcons judicieusement protégés des regards des voisins. Le seul hic, c’est que le prix de l’immobilier ne m’a permis d’acquérir qu’un deux pièces, avec cuisine américaine. Il est très spacieux, confortable, agréable, et tout et tout… Il s’avérait parfait pour moi seul. Mais…

Heureusement, le travail m’absorbait presque totalement. Ma petite affaire marche plutôt bien, mais à ce moment là je n’avais pas encore pu recruter l’ingénieur supplémentaire qui devenait indispensable. Quelques mois plus tôt, j’avais décroché un contrat inespéré. Un gros chantier avait débuté, toute une équipe développait des outils spécifiques autour d’une comptabilité. Le vieux PDG de cette moyenne entreprise voulait prendre sa retraite et s’équiper au préalable d’outils performants, pour pouvoir suivre à distance les premiers pas du fiston qui devait prendre sa suite. Je n’avais pas encore eu jusque là la charge suffisante pour recruter le consultant qui me faisait alors défaut. J’assurais donc directement la partie refonte du système d’information, j’ai même dû retravailler avec le patron certains circuits physiques des matières et produits dans deux usines. Ça et la supervision des rapports, des analyses fonctionnelles et organiques, les contacts commerciaux, les repas d’affaire, le management du personnel… Ça et quelques escapades dans des saunas, la salle de muscu, quelques courtes virées dans le Marais… Question d’hygiène.
Rencontres d’une nuit. Rencontres d’une soirée. Rencontres d’une heure. Rencontres d’un quart d’heure. Amours éphémères. Pas d’amour du tout. Baiser. Niquer. Sauter comme une puce. Se vider les burnes. Pas aimer. Ne plus pouvoir aimer. Douter de tout et sur-tout de l’amour. Déprime ? Défonce ? Auto destruction ? Ce qui au-trefois était un jeu égoïste et sans conséquence, était devenu mi-nable. Vain. Dépravation. Sans âme. N’importe quel mec qui me prêtait attention était aussitôt pris d’assaut. Je ne faisais plus dans le détail. Je ne sélectionnais plus. J’ai fait l’amour à de braves gar-çons que je n’aurais même pas remarqués quelques mois auparavant. Plaisirs sordides parfois. Jamais violents. Je ne suis pas descendu jusque là. Déprime. Connement une déprime non maîtrisée…

Mon appartement me servait plutôt de base arrière, de dortoir. Il était très rare que j’invite un garçon à y dormir.
Le petit Sylvain a eu cette faveur. Ou m’a fait cet honneur. Comme on veut. Qu’importe. Il m’avait contacté sur un site de rencontre internet. Il a l’écriture facile, un esprit vif et alerte. Ce garçon est malentendant, très handicapé malgré son appareillage, mais il s’est avéré une véritable bombe sexuelle. Nous avons passé un week-end entier de délire. Il ne parle pas, mais il a très bien su me faire comprendre ce qu’il voulait et ce qui lui plaisait… Je me sais plutôt agréable physiquement. Malgré le boulot j’entretiens scrupuleusement ce corps qui, je le sais bien, est mon passe pour l’enfer des aventures éphémères. La nature m’a plutôt bien pourvu. Mon endurance est très honorable. Cette fois là pourtant, j’ai bien cru que j’allais mettre les pouces. Le môme m’a laissé sur les rotules.
Quelques temps plus tard lorsque j’ai revu son profil apparaître à l’écran, j’ai eu comme … ? Disons, une grosse bouffée d’envies. Je pouvais libérer la fin de semaine. Je l’ai contacté. Il était partant. Je devais passer le prendre à la gare de Corbeil, où arrive son train direct, le samedi vers seize heures.

Je l’attendais. Tout émoustillé. Pire qu’un collégien à son premier rendez-vous ! Le train est arrivé. Il n’était pas à l’intérieur. J’ai consulté les panneaux. Un autre arrivait de la même direction dans trois quarts d’heures. Je consultais ma messagerie. Rien. Je décidais de patienter jusqu’au train suivant.
Les toilettes des gares sont des lieux occasionnels de rencontre. Celles des grandes gares parisiennes ont même leur renommée, et leurs histoires célèbres. « L’homme blessé » de Patrice Chéreau en a immortalisé quelques scènes qui malheureusement sont à ravaler maintenant au rang des souvenirs. Tout a été aseptisé… Les gares de banlieue ne sont guère fréquentées, mais des fois… Je vais y faire un tour. Rien. En sortant, j’observe mieux un jeune qui fait les cent pas le long du quai. Je l’ai entraperçu à aller, et il ne m’aurait pas déplu qu’il me suive !
Il semble absorbé dans une profonde méditation. Grand, mince, un long imperméable gris, entrouvert, ceinture pendante, traîne presque jusqu’au sol Ses longs bras maigres pendent le long du corps, l’un d’eux se relevant régulièrement pour que la main re-pousse la longue mèche rebelle et bouclée qui lui tombe sur les yeux. Des yeux qu’il a en permanence baissés, comme s’il cher-chait quelque chose sur le sol. Il a un visage décomposé.
Oh, oh ? Chagrin d’amour ? Je vais, je viens, je passe et repasse auprès de lui. Il ne me voit pas. En le croisant, je racle ma gorge, tousse. Rien. Je devrais lui adresser la parole. Je fais à nouveau demi-tour et je le frôle à presque le bousculer en retournant vers les toilettes. Rien. Je ne fais qu’entrer et sortir de l’édicule. Quand je le vois, il est presque au bout du quai, à la fin du trottoir. Cette fois je vais vers lui, bien décidé à lui adresser la parole. Il ne va pas ce môme. Il faut que je lui parle.
Il a fait demi-tour, revient sur ses pas, et me croise de nouveau sans que je sois capable d’ouvrir la bouche…

Je l’observe, rêveur, frustré, démuni. Soudain, mon sang quitte mon visage, mon corps. Non ! Ce n’est pas vrai ? Il descend sur les rails ! Et le train express qui arrive à grande vitesse ! Je me mets à courir en hurlant : « Attention ! ». Rien, je ne peux rien faire.
Je n’ai que le temps d’entr’apercevoir sa longue silhouette couchée en travers de la voie.
Le vacarme du train, sifflet strident bloqué à son maximum.
Les roues bloquées dans un bruit assourdissant.
Un éclair.
Le train s’arrête péniblement, loin après sa sortie de la gare.
Les gens qui crient. Qui courent dans tous les sens.
Une femme hurle plus fort que tous les autres, les mains sur son visage. Une tête est posée, entière, là sur le quai auprès d’elle.
Le personnel de la gare qui se précipite vers les gens les plus affolés.
Les secours qui arrivent très vite. Ridiculement vite.
Des employés qui se précipitent sur les voies avec des sacs pou-belles. Pour récupérer les déchets humains.
La tête prise par la mèche rebelle. Mise dans un sac.
La police, partout.
Une ambulance des pompiers est montée sur le quai. On y fait entrer les gens traumatisés. Une cellule psychologique se met en place.
Je ne veux pas.
Je deviens fou. Non. Pas fou. Je ne suis plus. Je suis vide.

Je suis un criminel.
Une énorme carapace de culpabilité s’abat sur moi.
Ma lâcheté et mes blocages psychologiques m’ont empêché de parler à ce garçon. C’est sûr. Si je lui avais adressé la parole il aurait laissé passer le train. Mais j’ai toujours du mal à engager la conversation.
Il faut que l’on me regarde, que j’ai l’air de susciter un intérêt. Alors, alors oui, je peux devenir enjoué, bavard, effroyablement saoulant même.
Mais si l’on ne me voit pas,
je n’existe pas,
donc je ne suis pas,
donc je ne vis pas.
Je me tais.
Je suis criminel.
Pendant une demi-heure, j’ai vu un mec baisable. Je n’ai pas vu le désespoir.
Je suis responsable de sa mort.
Je suis brutalement assailli par tout. Suzy. Les enfants. Notre famille éclatée. Ma dépravation. Mon égoïsme. Mon incapacité à tendre la main. Jusqu’à mort d’homme.

Je me dirige vers la sortie. Vers le camion des pompiers ? Non, je ne veux pas.
Je bifurque et m’engage dans l’escalier du souterrain. Je vais vers le troisième quai. Celui où passent les trains de marchandises qui ne s’arrêtent pas.
Je suis décidé. Juste un saut. Un petit saut, et puis plus rien. Enfin le vide. Enfin le silence. Un train arrive. Il roule au pas. Tout le trafic est perturbé.
J’attends. La circulation va bien reprendre. Il faut que le convoi roule vite. S’il était capable de s’arrêter à temps, je serais ridicule. S’il s’arrêtait presque à temps, je pourrais seulement être blessé. Gravement. Mais en vie. S’il ne s’arrêtait pas tout à fait à temps, je pourrais souffrir, effroyablement. L’idée des lourdes roues de fonte pénétrant lentement dans mes chairs me fait frissonner.
J’attends. Mon regard est hypnotisé par le brillant des rails. Je fris-sonne. De froid cette fois. Je l’avais oublié. Nous sommes fin no-vembre. Ici, sans la protection du bâtiment principal de la gare, le vent est glacial. Je tremble, mais reste figé.

Je sens des mains se poser sur mes épaules. Et cette voix…

- Vous n’y êtes pour rien... J’ai tout vu. Ce n’est pas de votre faute.


Je me retourne. Un garçon qui doit être très beau me fait face, avec un sourire triste. Je dis qu’il doit être beau parce que là, dans l’instant, ses yeux lui mangent la moitié du visage. Ses traits sont tirés. Il est blême. Il s’efforce à sourire de nouveau.

- J’ai tout vu. J’étais assis, là-bas, sur le banc. C’est vous que je regardais. Depuis votre arrivée. Je me demandais si vous alliez lui parler, partir ensemble… Vous êtes passé six, huit fois devant moi. Vous ne m’avez pas vu. Vous ne m’avez même pas regardé. Moi aussi, j’aurais dû comprendre et intervenir. Je suis sensé comprendre et aider les jeunes dans mon métier. Mais je ne voyais que vous. Moi aussi c’est de ma faute…


J’essaye d’atterrir, de me poser. J’ordonne à ma tête de cesser de bourdonner. J’oblige mes sentiments à rentrer sous le boisseau. Je m’intime l’ordre d’être objectif. La vie vient de me toucher l’épaule.

- Merci…
- … … (Sourire. Masque ? Douceur infinie...)
- … … (Je reste figé. Tétanisé.)
- Venez. Nous avons tous les deux besoin d’un petit remontant. Il y a des cafés sur la place de la gare.


Nous marchons de concert. Je jette de petits coups d’œil en biais pour le regarder. Pour le découvrir. Je me surprends à penser « belle pièce ». La culpabilité manque de m’étouffer. « Ah ! Non ! Pas maintenant ! Je suis donc incorrigible ? »

- Je me prénomme Albert. Al, pour les intimes…
- Moi, c’est Domi. Ou Dominique, comme vous préférez.


Domi ne m’a plus quitté. Rencontre romantique, s’il se peut. Quand je veux le taquiner, je lui dis que je l’ai rencontré dans un roman de gare. Et quand je veux faire semblant d’être fâché, je précise : un roman de gare à quat’ sous !…

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