vendredi 23 mai 2008

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Une énorme carapace de culpabilité s’abat sur moi.
Ma lâcheté et mes blocages psychologiques m’ont empêché de parler à ce garçon. C’est sûr. Si je lui avais adressé la parole il aurait laissé passer le train. Mais j’ai toujours du mal à engager la conversation.
Il faut que l’on me regarde, que j’ai l’air de susciter un intérêt. Alors, alors oui, je peux devenir enjoué, bavard, effroyablement saoulant même.
Mais si l’on ne me voit pas,
je n’existe pas,
donc je ne suis pas,
donc je ne vis pas.
Je me tais.
Je suis criminel.
Pendant une demi-heure, j’ai vu un mec baisable. Je n’ai pas vu le désespoir.
Je suis responsable de sa mort.
Je suis assailli par tout. Suzy. Les enfants. Notre famille éclatée. Ma dépravation. Mon égoïsme. Mon incapacité à tendre la main. Jusqu’à mort d’homme.

Je me dirige vers la sortie. Vers le camion des pompiers. Non, je ne veux pas.
Je bifurque et m’engage dans l’escalier du souterrain. Je vais vers le troisième quai. Celui où passent les trains de marchandises qui ne s’arrêtent pas.
Je suis décidé. Juste un saut. Un petit saut, et puis plus rien. Enfin le vide. Enfin le silence. Un train arrive. Il roule au pas. Tout le trafic est perturbé.
J’attends. La circulation va bien reprendre. Il faut que le convoi roule vite. S’il était capable de s’arrêter à temps, je serais ridicule. S’il s’arrêtait presque à temps, je pourrais seulement être blessé. Gravement. Mais en vie. S’il ne s’arrêtait pas tout à fait à temps, je pourrais souffrir, effroyablement. L’idée des lourdes roues de fonte pénétrant lentement dans mes chairs me fait frissonner.
J’attends. Mon regard est hypnotisé par le brillant des rails. Je frissonne. De froid cette fois. Je l’avais oublié. Nous sommes fin novembre. Ici, sans la protection du bâtiment principal de la gare, le vent est glacial. Je tremble, mais reste figé.

Je sens des mains se poser sur mes épaules. Et cette voix…

- Vous n’y êtes pour rien... J’ai tout vu. Ce n’est pas de votre faute.


Je me retourne. Un garçon qui doit être très beau me fait face, avec un sourire triste. Je dis qu’il doit être beau parce que là, dans l’instant, ses yeux lui mangent la moitié du visage. Ses traits sont tirés. Il est blême. Il s’efforce à sourire de nouveau.

- J’ai tout vu. J’étais assis, là-bas, sur le banc. C’est vous que je regardais. Depuis votre arrivée. Je me demandais si vous alliez lui parler, partir ensemble… Vous êtes passé six, huit fois devant moi. Vous ne m’avez pas vu. Vous ne m’avez même pas regardé. Moi aussi, j’aurais dû comprendre et intervenir. Je suis sensé comprendre et aider les jeunes dans mon métier. Mais je ne voyais que vous. Moi aussi c’est de ma faute…


J’essaye d’atterrir, de me poser. J’ordonne à ma tête de cesser de bourdonner. J’oblige mes sentiments à rentrer sous le boisseau. Je m’intime l’ordre d’être objectif. La vie vient de me toucher l’épaule.

- Merci…
- … … (Sourire. Masque ? Douceur infinie...)
- … … (Je reste figé. Tétanisé.)
- Venez. Nous avons tous les deux besoin d’un petit remontant. Il y a des cafés sur la place de la gare…


Nous marchons de concert. Je jette de petits coups d’œil en biais pour le regarder. Pour le découvrir. Je me surprends à penser « belle pièce »… La culpabilité manque de m’étouffer. « Ah ! Non ! Pas maintenant ! Je suis donc incorrigible ? »

- Je me prénomme Albert. Al, pour les intimes…
- Moi, c’est Domi. Ou Dominique, comme vous préférez.


Domi ne m’a plus quitté. Rencontre romantique, non ? Quand je veux le taquiner, je lui dis que je l’ai rencontré dans un roman de gare… Et quand je veux faire semblant d’être fâché, je précise : un roman de gare à quat’ sous…

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