Je regarde Nicolas. Il est béatement souriant. Soulagé que la journée se passe aussi bien. Il range le lave-vaisselle pendant que Suzy prépare le café. J’avais tord tout à l’heure. Il semble bien avoir pris ses marques…
Les enfants ont quitté la table et jouent dans le jardin. De temps en temps, l’un d’eux entrouvre la porte pour me faire part d’une information de la plus haute importance. « C’est moi qui ai aidé Nico à tondre la pelouse hier… », « La chienne de la voisine va bientôt avoir des petits ! », « T’as vu, le saule, il a bien pris maintenant ! »… Le saule… Ah, ces souvenirs qui m’assaillent ou me chatouillent selon les moments… J’avais eu beaucoup de mal à faire prendre un bout de branche récupéré au cours d’une promenade. J’avais fait autour une large cuvette que je veillais à maintenir en permanence en eau. Revenant d’un déplacement professionnel de trois jours, je demandais à Suzy :
- Tu as pensé à arroser le saule ?
- Le sol ? Pourquoi voulais-tu que j’arrose le sol ?
- Non, pas le sol, le sau-le !
- Ah ! Le saûle ! Mais oui, je lui ai donné de l’eau !
Combien de fois ai-je été charrié pour mon accent du sud-ouest que je m’enorgueillis de conserver, plus de dix-huit ans après avoir quitté le pays. Tous les amis ont depuis eu droit à l’anecdote du sol-saule… Suzy apporte le café.
- Oui, tu as vu comme il est beau le sôôôle ?
Je me disais aussi…
Les garçons se chamaillent dans le jardin… S’ils ne le font pas à cet âge là…
- C’est pas vrai ! C’est moi qui l’ai vu le premier !
- C’est pas vrai ! T’es qu’un menteur ! Redonne-le !
- Sale menteur ! Voleur ! Rend me le !
- AAAAArrrch…(cri indéfinissable !) T’es qu’un sale pédé !
Mon sang ne fait qu’un tour. Je ne prends pas le temps de réfléchir. Je me précipite dans le jardin et les admoneste sévèrement.
- Ah ! Non ! Pas ça les garçons ! Pas de ça ici, dans cette maison ! A l’école, c’est peut-être un langage que vous employez, mais pas ici !
Je suis blême. Je n’ai pas fini de hurler que je réalise que je suis en train de faire une bourde monumentale. Je sens la honte m’envahir. Mais je reste droit comme un i en retournant me poser dans le fauteuil…
Suzy vient s’asseoir sur l’accoudoir, comme Nadège tout à l’heure. Je la devance :
- J’ai fait le con ! Encore une fois j’ai fait le con ! Putain d’orgueil !
- Disons que tu es en train d’oublier que tu as été enfant toi aussi… Ce sont des enfants, Al… De petits enfants. Même si les premiers signes de la puberté apparaissent chez Nadège, ce sont encore des bébés…
Je le sais bien. Je le sais bien ! Nous n’avons pas à engager la discussion. Les jumeaux rentrent, penauds, suivis de leur soeur. Ils se jettent dans mes bras en pleurant. « Pardon, Papa, pardon… » Je dois affronter mes démons. Ne pas les leur refiler en douce…
- Non, mes chéris, non. Vous n’avez pas à vous excuser. C’est moi qui me suis comporté comme un imbécile. Nous en parlions avec votre mère… Moi aussi à votre âge j’ai utilisé toutes les insultes de la terre, y compris celle-là… Pour vous c’est comme si vous disiez « Trou du cul ! » (Ils rient). On dit parfois des choses que l’on ne pense pas…
Je me redresse, les fais me regarder dans les yeux, abandonne mon air contrit…
- Mais après tout, j’ai peut-être eu raison. C’est important que vous sachiez que des paroles peuvent faire très mal… Beaucoup plus mal que ce que l’on pense…
Ils se blottissent de nouveau dans mes bras, sans un mot. Oh ! Pas longtemps ! Cinq minutes après ils cavalent de nouveau dans le jardin… Nadège reste. Très sérieuse, sombre même, elle s’est assise sur le canapé. Elle veut assister à la discussion, s’il y en a une.
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